Intégration et voisinage européens

 

L’Union européenne se construit à partir de l’intégration d’Etats devenus membres d’un ensemble politique, mais aussi, bien évidemment, économique, social et culturel. Il faut, en permanence, se demander si les processus, mécanismes et instruments qui organisent cette intégration sont efficaces et légitimes.

Les « nouveaux » citoyens de l’Union européenne, après les vagues d’intégration de 2004, 2007 et 2013, ont parfois une image d’autant plus positive de la construction européenne que leur défiance envers leurs institutions nationales augmente. Alors le choix européen est plus par défaut que par conviction, tandis que les disparités, les inégalités persistantes, du Nord au Sud ou de l’Ouest à l’Est, renforcent les désenchantements.

Ce volume, rédigé par des universitaires slovaque, roumains, tchèques, géorgiens, polonais et bulgares, propose une mise en perspective des processus et des réalités de l’intégration et du voisinage européens, du point de vue, donc, des « nouveaux » citoyens européens, mais aussi des « nouveaux » voisins, aux portes de l’Union européenne, évidemment concernés eux aussi par la construction européenne.

 

Radovan GURA et Gilles ROUET (dir.)

Intégration et voisinage européens

L’Harmattan – 2014 – 230 pages

 

Ce recueil d’articles universitaires effleure différents sujets liés aux relations de l’Union européenne (UE) avec ses citoyens et avec ses pays voisins. La première partie s’attache aux Etats membres de l’UE tandis que la deuxième partie, plus axée sur les relations extérieures de l’UE, porte sur des pays aux frontières de l’UE.

 

Le fil directeur de la première partie de l’ouvrage est l’identité et la citoyenneté de l’Union européenne – instaurée en 1992 par le Traité de Maastricht – ainsi que la citoyenneté active. Outre une portée symbolique et la volonté d’inciter les citoyens des Etats membres de l’UE à développer un sentiment d’appartenance, la citoyenneté européenne est accompagnée de droits. Le droit à la mobilité professionnelle est peut-être le plus connu. Un auteur slovaque souligne cependant le fait que la citoyenneté de l’UE n’est pas accompagnée de devoirs, ce qui aurait pour conséquence une posture passive de la population slovaque, comme le démontrerait la très faible participation aux élections du Parlement européen. Bien qu’il soit discutable de mesurer l’activité de la citoyenneté à la seule participation à des élections, il est vrai que la Slovaquie et la République Tchèque ont marqué les taux de participation les plus bas aux élections de 2014 (respectivement 13,05 % et 18,20 %[1]). L’auteur conclut que des efforts restent à faire pour que les Slovaques connaissent davantage les autres droits découlant de la citoyenneté de l’UE mais aussi pour qu’ils prennent conscience que les politiques européennes les concernent directement, et qu’ils pourraient et devraient s’impliquer davantage dans leur élaboration.

 

Au-delà de la citoyenneté européenne se pose la question de l’identité européenne, dont le contenu est en construction, la définition actuelle étant plutôt une définition par exclusion. L’auteur du deuxième article considère que la crainte de la disparition des identités nationales face à l’identité européenne n’est pas fondée. En effet, l’identité européenne a toujours été conçue comme étant complémentaire et ayant pour rôle le respect de la diversité. Par ailleurs, les citoyens de l’UE vivent déjà avec des identités multiples. L’auteur soutient également que les jeunes ont principalement un sentiment d’appartenance à la communauté locale dans laquelle ils vivent et qu’étant de plus en plus mobiles, notamment pour leurs études (et grâce à l’UE), ils s’identifient à plus d’un pays. Dès lors, ils créent leur identité sur des valeurs et des principes davantage que sur des considérations historiques et géographiques. Selon l’auteur, on verrait alors émerger de « nouveaux mouvements sociaux » qui, avec les technologies de l’information, ne sont pas limités territorialement et contribuent à l’intégration européenne en rassemblant autour d’un même objectif des personnes de cultures diverses.

 

Plus loin, une auteure roumaine développe la notion de citoyenneté en ligne et s’interroge sur les possibilités d’expression de la citoyenneté européenne dans l’environnement digital. Mais qu’en est-il de l’euroscepticisme ? L’auteure estime que les différents cadres de discussion en ligne, avec leurs formes et leurs règles préétablies, ne sont pas neutres et ne sont pas suffisamment ouverts pour permettre une critique de fond du système européen. D’une part, cela marginalise des idées qui risquent alors de se radicaliser. D’autre part ça n’incite pas les internautes à approfondir leur pensée puisqu’au final les forums servent davantage à conforter une opinion déjà acquise qu’à établir un cadre de débat.

L’auteure milite donc en faveur d’espaces numériques dans lesquels les eurosceptiques pourraient s’exprimer librement afin d’éviter que leur comportement ne se radicalise. L’espace en ligne devrait être repensé pour permettre un véritable débat, basé sur la rationalité et la civilité, sans constamment tenter d’éluder les opinions conflictuelles comme c’est le cas sur les forums de discussion. Cette approche servirait d’ailleurs à renforcer le caractère démocratique de l’UE. De cette manière, les commentaires sulfureux et émotionnels pourraient être renvoyés sur le terrain de la logique et les eurosceptiques poussés à apporter des critiques de l’UE qui seraient fondées sur des arguments rationnels.

 

Dépassant le cadre strictement européen, deux auteurs polonais nous amènent sur les traces de la mondialisation et du multiculturalisme. Les auteurs expliquent que l’interdépendance mondiale croissante a mis en exergue les contrastes et les inégalités au niveau global mais aussi au niveau local. Un des objectifs du processus de mondialisation est de convertir cette interdépendance en une solidarité active, notamment par l’éducation (apprendre sur l’autre en apprenant davantage sur le monde). C’est aussi comme cela qu’on peut mettre en avant l’héritage commun à tous les êtres humains.

Les auteurs considèrent que nous sommes face à une crise morale particulière qui engendre la disparition du lien social et la création de frontières très marquées, de la marginalisation de certains groupes. A l’opposé on trouve la tendance à l’intégration, mais elle n’a lieu qu’au niveau économique et politique et ne peut qu’indirectement influencer les conflits sociaux. De nombreux pays font l’expérience d’une crise de la politique sociale qui perturbe un système de solidarité sociale. Le seul remède viendrait d’un processus démocratique et de la participation de chacun en tant que citoyen.

 

Pour terminer la première partie de l’ouvrage, un universitaire analyse la législation bulgare en matière de lutte contre les discriminations et présente une étude de cas sur les Roms et plus particulièrement sur leur ségrégation dans le domaine du logement et de l’éducation. L’auteur démontre que les discriminations envers les Roms ont peu diminué depuis l’entrée de la Bulgarie dans l’UE. Outre une mauvaise application de la législation européenne en la matière, la corruption est encore importante en Bulgarie (notamment dans le système judiciaire) et les institutions étatiques compétentes en matière de discrimination manquent d’indépendance. L’auteur préconise un certain nombre de pistes d’amélioration et insiste sur la nécessité d’effectuer des séminaires afin de faire comprendre aux juristes bulgares les subtilités de la législation de l’UE dans les domaines de la lutte contre les discriminations et la protection des droits fondamentaux.

 

La deuxième partie de l’ouvrage est plus axée sur les politiques et les institutions et plus particulièrement sur la politique extérieure de l’UE et des pays examinés. Le premier article évoque les processus d’intégration multiples et parfois complémentaires, prenant l’exemple du groupe de Visegrád (ou V4 : Hongrie, Pologne, République Tchèque, Slovaquie). Le V4 est présenté comme un groupe ouvert, qui utilise la coopération mutuelle sur différents fronts et pour différents espaces. Il semble que leur coopération leur a permis individuellement de rentrer dans l’UE et que l’adhésion à l’UE a renforcé leur coopération. En outre, leurs activités dépassent l’Europe centrale et sur le plan extérieur pourraient concurrencer voire entrer en conflit avec la politique extérieure de l’UE. Au sein même de l’UE, le V4 peut constituer un bloc contestataire, comme on a pu l’observer en septembre 2015 face à l’idée de quotas obligatoires pour l’accueil des réfugiés. Le groupe de Visegrád est un excellent exemple de coopération plurilatérale multiple et de niveaux de coopération et d’intégration variés. Son partenariat avec la Corée du Sud, qui pourrait lui permettre de suivre les objectifs de la stratégie Europe 2020 en matière d’innovation et de recherche[2], est emblématique de la complémentarité des différents processus de coopération/intégration. Par ailleurs, on notera cette phrase de l’auteur : « C’est grâce à l’existence de la souveraineté de l’Etat national que les processus intégrateurs ont réussi à se développer »…

 

Dans un tout autre registre, une auteure polonaise s’attache au processus de Bologne, en tant qu’outil permettant l’intégration européenne à travers l’éducation. L’espace européen de l’enseignement supérieur a apporté des avantages dans différents domaines : développement de la science, croissance du niveau de connaissance des langues étrangères, tolérance et apprentissage d’autres cultures parmi les jeunes générations et avant tout, croissance de la mobilité étudiante. Les chiffres du programme Erasmus sont d’ailleurs révélateurs de l’importance du programme pour l’intégration européenne.

Cependant, l’auteur relève également les conséquences négatives du processus de Bologne et recommande certaines améliorations et corrections, notamment la nécessité de façonner la conscience des étudiants aux valeurs européennes et l’intégration européenne tout en préservant les traditions locales.

 

De retour en Slovaquie, une étude de l’utilisation des fonds structurels européens nous montre que la bureaucratie ne garantit pas la transparence et que l’excès de bureaucratie peut entraîner une mauvaise gestion. L’universitaire prend l’exemple des 200 millions d’Euro alloués par l’UE à la Slovaquie pour l’intégration sociale et professionnelle des Roms, pour la période 2007–2013. Il conclut que malgré des réussites, les résultats de certains projets sont opaques et les institutions slovaques restent incapables de proposer une solution efficace.

L’auteur fait état d’une situation aberrante quant à l’application des règles de forme (ex. : projet rejeté pour une virgule manuscrite ; rappel à l’ordre pour un dépassement des dépenses de 1,61 Euro) et de l’incapacité de la bureaucratie à s’attacher au bien-fondé et à l’apport potentiel de chaque projet. Dans ces conditions, les subventions ne parviennent généralement pas à leurs réels destinataires mais bénéficient avant tout aux prestataires de service. Bruxelles a d’ailleurs demandé le remboursement de 5 millions d’euro et l’organisation Transparency International soupçonne des pratiques de corruption et de clientélisme.

 

Nous continuons notre route plus à l’Est pour une analyse du Partenariat Oriental (PO) et plus spécifiquement des relations de l’UE avec la Géorgie et avec la Moldavie. On peut considérer que le PO avec la Géorgie est un succès, qui a débouché sur la ratification d’un accord d’association en 2014. Ce succès est dû à une forte volonté politique de la Géorgie de démontrer sa vocation européenne. En dépit de toute notion d’adhésion explicite dans la Politique européenne de voisinage ou dans le PO, la Géorgie cultive un espoir d’accession à l’UE qui apporte une auto-motivation interne pour procéder aux réformes. Les relations sont basées sur l’idée de « plus pour plus » : plus de soutien de l’UE et plus de réformes en Géorgie.

Si la Moldavie a également ratifié un accord d’association avec l’UE en 2014, les perspectives de ce pays ne sont pas claires. A la différence de la Géorgie, la Moldavie démontre une résistance moins forte contre les pressions externes, notamment de la Russie. Les intérêts nationaux russes sont encore importants et les deux pays entretiennent des liens économiques et énergétiques forts. Dans ce contexte, les initiatives devront venir avant tout de l’UE, qui, si elle souhaite approfondir sa coopération avec la Moldavie, devra montrer un engagement ferme et un soutien fort. La Moldavie subissant à l’heure actuelle trop de pression de la part la Russie s’engagerait difficilement davantage avec l’UE sans contreparties garanties.

L’auteur conclut que l’UE ne doit pas négliger son Partenariat Oriental, pour des raisons de sécurité et de stabilité mais aussi pour le transport de ressources et d’énergie, et qu’elle devrait adopter une politique proactive dans la région postsoviétique. Il semble que pour ce faire, l’UE devra adopter enfin une position commune sur le rôle de la Russie dans la région, ce qui serait par ailleurs un signe fort d’intégration en matière de politique extérieure des Etats membres de l’UE. On voit encore une fois la complémentarité des différents systèmes d’intégration.

 

Le dernier article de l’ouvrage traite du cas particulier de la Turquie, qui a le statut de candidat à l’adhésion depuis 1999, après avoir déposé sa demande en 1987. Les négociations d’adhésion ont débuté en 2005 et comprennent 35 chapitres. Un seul a été fermé alors que 16 autres sont gelés (notamment par Chypre et la France). A l’heure actuelle, même si tous les chapitres de négociations étaient clos, les Etats membres devraient encore voter individuellement sur l’adhésion de la Turquie. L’Allemagne, l’Autriche et la France ont déjà dit qu’elles pourraient faire un référendum et, au vu des derniers sondages, le « non » à l’adhésion l’emporterait. Il est difficile de savoir ce qui va se passer à l’avenir et les deux auteurs tchèques suggèrent qu’il aurait peut-être mieux valu refuser la demande d’adhésion de la Turquie à l’origine (la demande du Maroc a été refusée la même année), et proposer une coopération alternative, sous forme de partenariat. En l’état actuel des choses, les auteurs plaident pour un arrêt des négociations d’adhésion à l’UE et une proposition d’adhésion à l’Espace Economique Européen. Quoi qu’il en soit, Erdogan a annoncé que la Turquie n’attendrait pas au-delà de 2023 pour qu’une décision soit prise.

 

L’intérêt de cet ouvrage tient au fait qu’il touche à des sujets variés liés à la construction, et plus particulièrement à l’intégration, européenne. Cependant le format de recueil d’articles académiques ne permet que d’effleurer ces sujets, sans aller en profondeur. On regrettera de longues mises en contexte, avec avant tout des définitions et des données générales, ne laissant qu’une faible place à des données plus précises et propres à chaque pays, et à une analyse plus poussée. Ce recueil a le mérite d’inviter le lecteur à s’interroger sur des problématiques diverses comme l’identité européenne ou la plus-value de l’Union européenne pour les citoyens des Etats membres mais aussi pour la communauté internationale. Par ailleurs, chaque article est accompagné d’une bibliographie importante permettant, pour ceux qui le souhaitent, d’aller plus loin dans la réflexion.

 

 

LSF

[1] Voir le site du Parlement européen : www.europarl.europa.eu/elections2014-results/fr/turnout.html.

[2] La stratégie Europe 2020 doit notamment permettre à l’UE d’atteindre une croissance intelligente à travers le développement des connaissances et de l’innovation. L’un des cinq grands objectifs à atteindre d’ici 2020 est d’investir 3 % du produit intérieur brut dans la recherche et le développement. Or, la Corée du Sud a réussi à augmenter ses investissements de recherche et d’innovation jusqu’à 4 % de son PIB.