Le retour des communs – La crise de l’idéologie propriétaire

Cet ouvrage, fondé sur des recherches et des enquêtes qui se sont étendues sur plus de trois années, présente la multiplicité des alternatives que proposent aujourd’hui les communs et l’économie du partage face aux impasses et apories de l’économie financiarisée dans laquelle nous sommes englués.

C’est ainsi que les communs, qui consistent en des formes nouvelles de partage et de distributions des attributs du droit de propriété (sous la forme de droits d’accès, d’usage, de prélèvement ou d’exploitation) entre différentes parties prenantes, connaissent aujourd’hui un formidable regain. Autour d’eux se noue en effet un espoir fort de transformation sociale à partir d’institutions ou d’entreprises proposant des ressources en accès ouvert et partagé.

Des logiciels libres open source aux licences creative commons ou aux plateformes ouvertes permettant l’auto-partage des biens les plus variés en passant par les nouveaux « communs informationnels », les communs se présentent aujourd’hui comme des formes de résistance et des alternatives à l’idéologie propriétaire et à l’exclusivisme qui lui sert de fondement.

Ouvrage d’auteurs écrit sous la direction de Benjamin CORIAT

Les Liens qui Libèrent  – 2015 – 300 pages

Quelques mots sur l’ouvrage

Ce livre est en fait un recueil d’articles écrits et d’études de cas relatées par une quinzaine d’enseignants et chercheurs, contributeurs sur le thème des communs. Benjamin CORIAT (professeur de sciences économiques et directeur de l’ouvrage) s’est ainsi entouré de Michel BAUWENS (fondateur de la Fondation Peer-to-Peer, réseau international de chercheurs), Florence BELLIVIER (professeur de droit privé), Françoise BENHAMOU (professeur de sciences économiques), Marie CORNU (directrice de recherches en sciences sociales et politiques au CNRS), Séverine DUSOLLIER (professeur de droit), Charlotte HESSE (fondatrice de la Digital Library of the Commons), Isabelle LIOTARD (maître de conférence en sciences économiques), Pierre-André MANGOLTE (économiste et chercheur), Christine NOIVILLE (directrice de recherches en sciences et droit au CNRS), Fabienne ORSI (économiste, chercheuse à l’Institut de recherche pour le développement), Valérie REVEST (maître de conférence en sciences économiques), Judith ROCHFELD (professeur de droit privé), Sarah VANUXEM (maître de conférence en droit privé), Olivier WEINSTEIN (professeur de sciences économiques), Jean-Benoît ZIMMERMANN (directeur de recherche en sciences économiques au CNRS).

L’ouvrage est construit autour de quatre parties : deux parties plus transversales, la PARTIE 1 dédiée à la définition des communs et la PARTIE 4 aux perspectives ; deux parties relatant des études de cas, la PARTIE 2 autour de l’économie collaborative (le logiciel libre, la musique à l’heure d’internet, la R & D et l’innovation ouverte) et la PARTIE 3 autour du domaine public (les technologies agricoles, les collections muséales et biologiques). Seul un chapitre est plus général et s’intéresse à ce qui peut contribuer à une définition du domaine public plus positive et non par la négative.

Ainsi, il s’agit d’un ouvrage foisonnant, et donc difficile à synthétiser et aussi parfois ardu à lire sur les références juridiques (droit de la propriété). Mais, il ouvre sur des perspectives tout à fait passionnantes et démontre qu’il existe de réelles voies alternatives à l’économie capitaliste et financière. Il convient cependant de poursuivre le décryptage des mécanismes et leviers pour éviter les difficultés (également réelles) et permettre un ancrage et une concrétisation.

 

La définition des communs

Un thème central de l’ouvrage est de montrer que les communs ne sont pas construits sur la négation du droit de propriété mais au contraire sur d’autres définitions de la notion de propriété qui rendent possibles la propriété partagée, se démarquant de la conception exclusiviste de la propriété héritée du droit bourgeois. Revenir sur la caractérisation et la définition des communs est donc un préambule nécessaire et important.

L’ouvrage aborde les communs à travers trois caractéristiques principales :

  1. des ensembles de ressources collectivement gouvernées pour permettre leur accès partagé ;
  2. l’existence d’une action collective, qui gère la mise en compatibilité des intérêts différents/divergents portés par les acteurs ;
  3. la forte diversité de communs, tant par la variété des acteurs et des intérêts en présence, que par les modes de gouvernance qui les fondent et les animent. Par conséquent, la connaissance des communs passe par la compréhension des principes et règles qui les régissent dans leurs dimensions sociale, économique et écologique et les interactions entre elles.

La définition ou les traits constitutifs des communs. Pour leur donner un statut théorique, Elinor Ostrom, actrice majeure sur les communs, est repartie de la distinction classique en économie publique entre biens collectifs et privatifs (selon Samuelson, 1954) : 1) aux biens collectifs purs, sont attachés des attributs de non-exclusion (on ne peut exclure un individu de l’usage de ce bien) et de non-rivalité (la consommation du bien par un individu ne limite et n’interdit pas sa consommation par tout autre individu) et 2) aux biens privatifs purs, sont attachés des propriétés d’exclusion et de rivalité (toujours dans l’usage). Plus avant, elle a proposé de distinguer plusieurs attributs du droit de propriété (lignes du tableau) qui organisent le commun en distribuant des droits entre partenaires associés (colonnes du tableau) à l’exploitation d’une ressource :

Propriétaire Propriétaire (sans droit d’aliénation) Détenteur de droits d’usage et de gestion Utilisateurs autorisés
Accès et prélèvement
Gestion
Droit d’exclure
Droit de céder ou vendre

Dans tous les cas, la distribution des droits de propriété a pour objet de porter le commun à l’existence, et corrélativement l’installation de la structure de gouvernance qui édicte les rules in use pour les ressources mises en pools et veille à leur respect. Un des apports majeurs d’Elinor Ostrom est précisément de mettre en avant l’importance des formes organisationnelles et intentionnelles de gestion des ressources et d’offrir une grille d’analyse permettant de comprendre la très grande diversité de ces formes. Son analyse des communs est en premier lieu une analyse de la diversité des modes de gestion collective des ressources.

Les « modèles » juridiques pour accueillir les communs en droit français. La raréfaction des ressources naturelles et les capacités de destruction des sociétés modernes ont boosté la montée en puissance de la notion à partir des années 60 et davantage encore dans les années 90 – communs, commons, global commons ou commodities. On conteste alors la propriété exclusive des créateurs (ou producteurs/ financeurs) et on en appelle à une mise en commun plus rapide, quitte à organiser une rémunération adéquate de ces derniers, même si on ne raisonne pas de la même manière selon la nature des ressources (matérielle et épuisable ou immatérielle). Trois modes d’appropriation et types de communautés à instituer autour d’une ressource se dessinent :

  1. Le barrage à l’appropriation (communautés négatives). C’est le refus de la propriété privée d’un élément qui permet à tous d’y avoir accès. Ce type de communauté est plus pertinent pour les ressources immatérielles que matérielles et fonctionne mal pour l’organisation de la conservation et transmission de ressources naturelles épuisables.
  2. L’appropriation collective (communautés positives). C’est la légitimité à revendiquer les utilités de la ressource, grâce à une décision politique de privilégier une utilité collective à son égard qui fonde ce type de communauté. Ce mode n’est pas exempt de critique sur son efficacité (capacité de gestion au regard de sa finalité à long terme de conservation et transmission de la ressources aux générations futures) et, le plus souvent, la gouvernance n’est pas assurée.
  3. L’accès à une ressource appropriée privativement par autrui (communautés diffuses). Il se base sur le maintien de la propriété privée mâtinée d’accès de tiers à certaines des utilités de la ressource. Ce choix a déjà été effectué et existe dans le droit français et international, autour des biens environnementaux, culturels (ex. monuments historiques) et de santé (ex. les médicaments considérés comme essentiels définis par l’OMS).

En conclusion sur la définition des communs, les auteurs insistent sur le fait qu’il serait plutôt urgent de mettre en avant un droit d’inclusion, au sens du droit individuel de ne pas être exclu de l’usage ou de la jouissance des ressources productives accumulées par toute la société.

 

Les enseignements des études de cas

Les études de cas sur l’économie collaborative

La première analyse porte sur le plus emblématique des communs, le logiciel libre dont la licence le pose comme un objet technique ayant une valeur d’usage qu’on doit pouvoir transformer, faire circuler et entrer ainsi dans une forme de commun. Cette licence ne refuse ni la société marchande, ni le capitalisme, elle interdit simplement l’appropriation exclusive du code source du logiciel libre ainsi que tout contrôle exclusif de l’usage et du développement logiciel. Pour permettre la formation et assurer la pérennité du commun, une clause dite copyleft a été inventée, imposant la redistribution du logiciel modifié (ou non) dans les mêmes conditions que la licence d’origine. Le logiciel libre participe donc de mode d’appropriation (système propriétaire, système du logiciel libre sans ou avec copyleft) et d’univers économiques très variés, de l’économie du gratuit au capitalisme le plus ordinaire, et peut, sous certaines conditions, nourrir un vaste secteur d’économie collaborative, avec ou sans échange marchand.

La seconde analyse porte sur la musique à l’heure de L’Internet, et la nouvelle approche des creative commons. Cette approche rompt avec le star system dominant jusqu’alors liant de manière étroite la valeur sociale et la valeur marchande des œuvres et économiquement basé sur la maximisation des revenus à partir d’un petit nombre d’artistes. L’approche des creative commons, plus adaptée aux nouvelles conditions de production et de circulation des œuvres musicales à l’ère des nouvelles technologies de l’information, ouvre la voie à un modèle économique où le patrimoine musical devient un bien commun. La valeur sociale de l’œuvre y retrouve notamment son autonomie à l’égard de la valeur marchande, restaurant son sens premier d’audience et non de marché, et réinstallant la finesse de la diversité des goûts musicaux. Mettre sa musique en ligne sur Jamendo n’est pas la négation du droit d’auteur ou la renonciation à tout droit sur son œuvre, c’est une manière alternative de le gérer. Une enquête réalisée sur les raisons d’utilisation de Jamendo par les musiciens révèle une véritable adhésion aux creative commons en tant que faisceaux de droits leur ouvrant la possibilité d’une gestion différenciée de leurs droits d’auteur.

Le troisième cas porte sur l’innovation et la R&D. L’exemple d’InnoCentive illustre la tendance croissante à l’émergence de formes hybrides entre d’une part la privatisation et l’internalisation totale de la R&D et d’autre part l’ouverture totale et le processus de création collaboratif (comme le logiciel libre ou les creative commons). Internet a en effet favorisé l’apparition de nouveaux modèles d’organisation de la recherche, en permettant aux entreprises innovantes de capter des connaissances produites en dehors de chez elles et de les associer à leur propre R&D.

Les études de cas sur le domaine public

Le quatrième cas développe l’exemple du riz doré, projet de biotechnologie végétale à objectif humanitaire porté par Pipra, organisme de gestion collective de ressources en propriété intellectuelle à des fins humanitaires. Cette initiative qui s’est focalisée sur une culture n’intéressant pas le secteur marchand, fut un échec pour plusieurs raisons. La première est d’avoir fait le pari d’utiliser uniquement des droits de  propriété intellectuelle concédés par des instituts publics, sans solliciter les firmes du secteur privé, celles-ci détenant trop de brevets importants. Le second fut de constater que même côté public, les universités et instituts de recherche n’étaient pas prêts à s’engager dans une entreprise tournée vers les cultures vivrières et spéciales, qui ne permettaient pas d’escompter d’importants retours sur investissement. Le troisième est la fragmentation de la propriété intellectuelle restreint le champ des possibles : les agronomes ont besoin d’accéder aux inventions antérieures pour réaliser celles de l’avenir, or la segmentation et donc la multiplicité des droits sur les premières sont des facteurs limitants. Enfin, la non association des agriculteurs, qui ne sont pas considérés eux-mêmes comme des innovateurs, alors qu’une partie du succès du logiciel libre est que les innovateurs en sont simultanément les utilisateurs.

Le dernier cas s’intéresse aux collections muséales et biologiques. L’analyse liée de ces deux domaines est justifiée par leurs points communs : une double richesse matérielle et immatérielle (dont la seconde donnerait l’essentiel de sa valeur à la première) ; une richesse qui tant pour des raisons scientifiques qu’économiques et idéologiques, se trouve en tension entre deux logiques, celle de l’accès et celle de l’exclusivité (et des blocages qu’elle est susceptible d’engendrer) ; dans les deux cas le commun repose sur une articulation entre exclusivité et accès et non pas rejet de l’exclusivité. Dans le domaine muséale, les textes et les pratiques sont en telle tension entre logique collective et intérêts propres qu’il est difficile de dégager une ligne de force, juste peut on observer que, même si la loi sur les musées de France promeut largement les principes de conservation et de diffusion, certaines pratiques tendent à privatiser l’accès, sous couvert de coût de conservation. En outre, le phénomène de l’autonomisation des institutions muséales fait que les pratiques d’accès et de tarification sont très disparates. Dans le domaine des biobanques, la mise à disposition des ressources tangibles pour favoriser la recherche, tend à augmenter et la dimension immatérielle est également organisée de façon à rester accessible. La logique du commun progresse donc largement mais se heurte à trois types de limites liées 1) aux sources et champ du commun, 2) aux charges et coûts qu’il entraine, et 3) à l’environnement dans lequel il se développe.

Le dernier texte s’intéresse au droit d’auteur et à propriété intellectuelle, prétextes pour une véritable plaidoirie pour un régime positif du domaine public. En effet, la tragédie du domaine public est sa définition et son occupation le plus souvent par la négative. Les deux grandes catégories de choses communes sont les res communes, choses qui appartiennent à tout le monde (non appropriable) et les res nullius, choses qui n’appartiennent à personne (appropriables). Or, le domaine public consiste largement en ce qui n’est pas appropriable privativement ou ce qui ne l’a pas encore été. Il est donc défini en creux, par défaut de ce qui est occupé par ailleurs. En outre, tout ce qui est dans le domaine public peut être utilisé librement puisqu’il repose sur le principe de l’absence de droits exclusifs. Renverser cette conception négative suppose d’attribuer une normativité positive au domaine public, afin de lui donner la force de résister face aux contenus législatifs. Pour l’auteur, cela passe par la qualification du domaine public en bien commun ou chose commune. La notion de commons et celle plus juridique et technicienne de res communes se rejoignent ici sur deux traits essentiels : l’absence de propriété et la communauté de l’usage. Le défaut d’exclusivité n’en est pas un ; en fait il crée des privilèges ou des droits d’utilisation des œuvres ou inventions marqués par une non exclusivité qu’on pourrait aussi dénommer inclusivité pour en dénoter l’aspect positif. L’impact normatif de cette qualification du domaine public réside dans la valeur et la création qu’il permet à une non exclusivité qui se revendique, car cela remplit le défaut de droit exclusif de prérogatives partagées et collectives.

 

Les conclusions et perspectives

La dernière partie de l’ouvrage conclue sur des perspectives fondamentales permettant de favoriser l’économie éthique, dont la particularité est d’intégrer de façon structurelle la création d’externalités positives pour le commun en tant que part intégrale de son activité productive.

La première perspective concerne la visibilité des communs qui reste faible, alors qu’il s’agit d’entreprendre des changements fondamentaux de nos systèmes économiques. Cela nécessite une mobilisation et une contribution de l’ensemble des commoners pour faire connaître les concepts modernes de l’action collective, clés de la compréhension et de la fonctionnalité des communs.

Ensuite, dans une période de rejet du savoir scientifique et du politique en faveur de l’idéologie, de la religion ou des croyances à caractère émotionnel, une piste de recherche pour comprendre le lien entre connaissance et action est celle de la sidération psychique. Mère Térésa écrivait : « si je regardais la masse je ne ferais rien, je regarde l’individu et j’agis ». Cela ne constitue pas réellement une perspective de l’ouvrage, mais nous l’érigeons ainsi étant donnée la force de son message.

La troisième perspective concerne la place de la société civile. Dans l’économie libérale, elle ne joue pas de rôle précis ou reconnu, c’est une catégorie définie en creux et jouant au mieux un rôle de médiateur dans le processus politique. Dans la perspective de la société des communs, il y a transition simultanée des formes sociales de la société civile, du marché et de l’Etat : multiplication des formes de coopération entre ces parties et véritable reconnaissance de la force productive de la société civile.

Enfin, la dernière perspective que nous retiendrons concerne la proposition d’un nouveau type de licence copyfair ou licence de réciprocité renforcée. Dans ce cadre, toute entité à but lucratif souhaitant utiliser le commun sans y contribuer, doit verser de modestes royalties. L’objectif essentiel n’est pas d’apporter un revenu ou capital pour le commun, mais d’introduire dans le marché le principe de réciprocité.

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