L’invention du Réel – Les dessous philosophiques de l’astronomie

Ce livre aux superbes illustrations astronomiques ou métaphoriques présente de façon simple, naturelle et frappante les cruels paradoxes philosophiques soulevés par de grandes découvertes de l’astronomie.

Damien GAYET

L’invention du Réel – Les dessous philosophiques de l’astronomie

De Boeck – 2014 – 220 pages

« Philosophes, physiciens et mathématiciens se déchirent et rivalisent d’intelligence pour répondre à ces questions, dont l’enjeu ultime est de savoir si l’astronome découvre le réel … ou l’invente ? »

Voilà l’itinéraire proposé par l’auteur à travers des ‘‘querelles’’ allant de l’antiquité à nos jours.

 

Pourquoi l’astronomie ? Parce que l’observation du ciel nous montre un monde simple – par rapport à notre luxuriance terrestre imprévisible – régulier, stable, sphérique. Un ‘’bijou’’ facilement mathématisable. Le Soleil et la Lune cercles parfaits exactement proportionnés, lors d’une éclipse solaire la Lune cache exactement le Soleil, les étoiles tournent régulièrement autour de la Polaire. L’ordre règne et il est cyclique. La projection de l’ombre de la Terre sur la Lune indique que la Terre est sphérique, ainsi sans doute que les autres astres. Le cercle domine partout, une géométrie simple et élégante ordonne le monde céleste.

« Ce qui est terrestre se meut sans ordre fixe tandis que les êtres formés de feu sont mus en un ordre immuable. » Platon, l’Epinomide. Et Aristote dans son Traité du Ciel « Il est nécessaire que le ciel ait une forme sphérique, car c’est là aussi bien la forme la plus appropriée par son essence que la première par nature. »

 

Plutarque (46-120), De Facie et Orbe Lunae « Les Druides célèbrent la fête de Saturne tous les trente ans, parce qu’ils prétendent que Saturne met trente années pour parcourir son orbite autour du Soleil. » Oui, autour du Soleil !

 

Pourtant les planètes semblent ne pas suivre le mouvement simplement circulaire des étoiles, Mars se permet même des rétrogradations, Hipparque (2e siècle av. JC) le premier saura expliquer ces observations par des compositions de parcours circulaires, pour lui Mars décrit un petit cercle dont le centre parcourt un grand cercle centré sur la Terre. Mouvement réel de la planète ou explication théorique de l’observation ? Là, la théorie naît de la réalité observée !

Pour les pythagoriciens (Pythagore 6e siècle av. JC) les nombres structurent le cosmos en particulier le nombre dix. Les astres – Lune, Soleil, Terre, Mercure, Vénus, Mars, Jupiter, Saturne, et l’ensemble des Fixes – ne faisant que neuf, il doit exister une Anti-Terre, tournant à l’opposé de notre Terre, invisible parce que toujours cachée par le feu céleste (qui n’est pas le soleil). Là la théorie définit la réalité, ce qui provoquera au IVe siècle av. JC une violente critique d’Aristote, pour qui les pythagoriciens « sollicitent les phénomènes dans le sens de certaines opinions et raisons qui leur sont propres … ce qui est inconvenant au plus haut degré

Idéalisme des pythagoriciens contre le réalisme d’Aristote, l’ouvrage de Gayet démontre que ce débat se poursuit encore aujourd’hui.

 

 

 

Pour David Hume (1711-1776) «Toute idée est la copie de quelque impression ou de quelque sentiment précédent … ». Nous n’accédons ni aux choses ni à leurs relations, la répétition des mêmes phénomènes nourrit notre imagination et nous fait croire à des rapports de cause à effet. Demain le soleil peut aussi bien se lever que ne pas se lever ! La gravitation universelle de Newton n’est qu’une « administration » résumant d’une façon concise les phénomènes récurrents que nos sens ont perçus. Si bien que rien n’est indépendant de l’individu qui perçoit. Pavlov dans le domaine animal ne dira rien d’autre, la perception de son environnement par la chauve-souris crée pour elle des « rapports de causes à effets » qui n’ont rien à voir avec notre expérience. Si bien que nos représentations, nos théories physiques, nos lois naturelles ne sont que des fictions. En peu de mots, l’induction est frauduleuse !

 

Suite à la découverte d’Uranus en 1781 et surtout du fait paradoxale que cette planète ne suit pas exactement la trajectoire prescrite par la théorie de la gravitation de Newton, se pose une question : ou la théorie est fausse ou le cosmos nous cache quelque chose. Urbain Le Verrier, jeune astronome suppose qu’il existe une autre planète justifiant la non-conformité de la trajectoire d’Uranus. Il demande en 1846 à un astronome berlinois Johann Gottfried Galle de réaliser une observation dans une zone précise du ciel, le jour même, le 23 septembre, celui-ci découvre à une minute d’arc la planète supposée. La planète calculée ! La théorie a permis d’anticiper sur l’observation, sur une observation qui n’est pas liée à la répétition d’un événement. Exit Hume ! La théorie permet de découvrir un réel jusque-là caché. Le parcours de Mercure présente également une dissonance, fort de son succès avec la découverte de Neptune, Le Verrier supposera qu’une autre planète, Vulcain, est à l’origine de ce manquement à la théorie. Mais rien ! Pas plus de Vulcain que d’Anti-Terre. L’empirisme marque un point contre l’idéalisme ! Il faudra attendre Albert Einstein, et un changement complet de paradigme pour que Mercure suive les prévisions de la nouvelle théorie : la Relativité Générale, qui sans plus, remet en cause la conception de l’espace de Newton et sa théorie de la gravitation.

 

Kant, en 1781 dans son ouvrage Critique de la raison pure tente de concilier Hume et Newton. Pour lui comme pour Hume l’espace n’a pas de réalité en soi, pas plus que « ce qui est intuitionné dans l’espace n’est une chose en soi ». L’espace est le produit de notre subjectivité, mais celle-ci est innée, elle est donc universelle et la géométrie en est la science. L’espace kantien permet de transformer les données sensitives en un objet de connaissance qui lui peut être mathématiquement traité par l’entendement. Les catégories propres à nos modes de raisonnement, substance, causalité, onde …, vont permettre de produire une connaissance scientifique faisant le lien entre l’expérience et la théorie grâce à l’espace et à l’entendement. « Ce que nous nommons objets extérieurs consiste dans de simples représentations de notre sensibilité, dont l’espace est la forme, mais dont le véritable corrélatif, c’est-à-dire la chose en soi, n’est pas et ne peut être connu par là. » Critique de la raison pure.

La géométrie de Kant universelle parce qu’innée et partagée par tous les hommes, la géométrie d’Euclide, va creuser la tombe de l’idéalisme kantien. En 1835 Nikolai Ivanovitch Lobatchevski, mathématicien russe, étudie la somme des angles du triangle formé par l’étoile Sirius et les positions de la Terre à six mois d’intervalle. A ces distances l’espace reste euclidien, la somme des angles du triangle ainsi dessiné fait toujours 180°. Mais la question est posée : existe-t-il d’autres géométries que la géométrie euclidienne ? Friedrich Gauss, Janos Bolyal, Lobatchevski et Bernhart Riemann, tous mathématiciens découvrent que d’autres géométries existent. Entre autre celle de la sphère où la somme des angles du triangle est supérieure à 180° et celle de la selle (surface hyperbolique) où la somme est inférieure à 180°. La géométrie euclidienne cesse donc d’être une donnée universellement partagée par tous les hommes. Gauss écrira « Je suis de plus en plus convaincu que l’on ne peut démontrer la nécessité de notre géométrie, du moins ni par, ni pour un entendement humain… Ainsi la géométrie ne peut être mise du côté de l’arithmétique, qui est de nature a priori, mais plutôt du côté de la mécanique. » La géométrie rejoint le monde de l’expérience, exit l’espace kantien.

 

Le débat se poursuit jusque dans les années 1970, Rudolf Carnap, un des fondateurs du Cercle de Vienne distingue deux géométries, celle des mathématiques – euclidienne, sphérique, hyperbolique – et celle de la physique, la première ne pouvant rien dire de la seconde. Le physicien avec toutes ses mathématiques ne peut rien dire du réel. D’ailleurs supposer qu’il existe quelque chose derrière l’expérience est une hypothèse inutile. La réalité est hypothèse de trop ! La physique articule entre elles des mesures, c’est la seule réalité à laquelle elle accède, et ses théories ne portent que sur elles.

Le débat se poursuit avec Karl Popper qui comme Hume récuse la validité de l’induction, et introduit en 1935 la notion de falsification – on ne peut prouver qu’une théorie est vraie, mais on peut prouver qu’elle est fausse – Dieu existe ne peut pas être falsifié, c’est une proposition métaphysique… Malheureusement Dominique Cassini, astronome danois, avait démontré par avance en 1693 que la falsification d’une théorie est irréalisable. Irréalisable parce qu’une théorie physique quelconque prend appui sur d’autres théories, d’autres hypothèses, présupposés, représentations jamais mises en question, si bien qu’il est impossible de dire ce qui est falsifié, la théorie visée, ou un tout autre élément ayant contribué à sa création. Argument repris par Pierre Duhem en 1906 et puis par W. V. Quine en 1951.

 

Galilée fit deux observations en fin 1612 et début 1613 celles d’un objet au-delà de Jupiter qui le lendemain ne se trouvait pas à la même place. Ayant bougé cet objet ne pouvait être une étoile de la sphère des fixes, c’était une planète, découverte plus tard elle sera nommée Neptune. Cette observation remettait en cause les théories de Ptolémée, elle était prématurée et donc fut oublié. Il faudra attendre 1632 et la publication du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde pour qu’au moyen d’une expérience de pensée – la chute d’un objet depuis le mât d’un navire en mouvement – expérience de pensée qui prouvait qu’il était impossible de décider si le navire se déplaçait par rapport à la terre ou la terre par rapport au navire immobile. Il est donc impossible de savoir si l’on est au repos ou pas ! Il n’est donc pas possible d’affirmer que la Terre est immobile, contrairement à la représentation de Ptolémée. Ce qui est essentiel en physique, ce n’est pas la position des choses dans l’espace mais les relations entre-elles. Changement de représentation et résistance des représentations précédentes. En 1571, le 11novembre Tycho Brahé voit dans le ciel un astre qui n’y était pas la veille et qui restera visible même en plein jour jusqu’en mars 1574. Cette nouvelle étoile contredisait l’immutabilité de la sphère des fixes affirmée par Aristote. Elle ne provoqua pas d’interrogation sur le modèle aristotélicien, mais fut perçue comme la preuve de la puissance divine. Un Dieu capable de violer ses propres lois.

 

Idéalisme ou réalisme ? Un troisième terme apparaît : la représentation du monde.

Pour Ptolémée un univers parfait, œuvre divine, donc éternel et immuable dont l’homme est le sommet et la raison d’être. Pour Descartes la substance ne peut être qu’étendue. L’espace qui n’est pas une substance n’a donc pas d’existence physique ; aucune force ne peut donc s’y manifester. Pour Newton des forces – gravitationnelles, cinétiques, centrifuges – se manifestent dans l’espace et expliquent la trajectoire non linéaire des astres. Pour Einstein la géométrie de l’espace-temps est courbée par la masse des objets ce qui explique les phénomènes décrits par Newton comme résultant de la gravitation. Plus de force, des courbures.

 

 

 

 

 

Neptune, les trous noirs, le positron, le boson de Higgs … autant de « faits » mesurés anticipés par la théorie bien avant leur découverte expérimentale. Alors empirisme ou idéalisme ?

« Au total notre connaissance du monde est composée de trois instances : les mesures quantitatives et parcellaires fournies par les sens, les formes présentes dans notre cerveau, ainsi que les règles qui régissent leur interactions, et enfin l’exercice de construction de ces formes. Ces trois fonctions sont évidemment liées…Une théorie physique supplante une théorie précédente en imposant de nouveaux critères de perception, en définissant de nouveaux patterns, en opposition avec les formes jugées pertinentes précédemment, tout en étant plus juste, en ce sens qu’elles concernent des situations empiriques plus larges, et impliquent les mêmes résultats dans les conditions plus restrictives de la première théorie…

Les représentations sur lesquelles se basent les théories physiques sont des projections de notre perception du monde sur des formes, c’est-à-dire des images signifiantes pour notre entendement, et sur lesquelles les mathématiques peuvent agir. L’expérience distingue les formes qui sont pertinentes pour la physique, mais ce tri n’est en général pas suffisant : deux théories équivalentes du point de vue des résultats quantitatifs peuvent être basées sur des formes contradictoires. »

Cette longue citation de Gayet peut être résumée par celle d’Héraclite (v. 520-v.480) reprise par Pierre Hadot dans Le voile d’Isis :

« La Nature aime à se cacher. »

Que ce constat semble inscrit dans la durée !

 

Pour moi il s’agit d’un constat heureux et encourageant, le monde n’a pas fini de nous surprendre et de solliciter notre curiosité. De plus, et l’iconographie de l’ouvrage en témoigne, cet univers est beau et est stupéfiant.

 

 

Renvois :

 

¤ Peter ATKINS, Les 4 grands principes qui régissent l’Univers – FW N°39.

 

¤ Freeman DYSON, La vie dans l’Univers – FW N°40.

 

¤ Thomas S. KUHN, La structure des révolutions scientifiques – FW N°47.

 

¤ Brian GREENE, L’Univers élégant – FW N°48.

 

¤ Roger PENROSE, Les cycles du temps (Univers) – FW N°55.

 

 

 

JP