L’égalité des territoires

Avec le temps, la France a créé un dispositif unique au monde d’égalité des territoires, à travers trois grands mécanismes : une redistribution financière très importante, une répartition inégalitaire des fonctionnaires d’Etat pour permettre une présence continue jusque dans les lieux les plus reculés, des grandes entreprises publiques assurant partout une continuité de prestation (Poste, SNCF, énergie, télécoms). Conçu pour une société rurale et peuplée de sédentaires, ce dispositif fait face aujourd’hui à l’émergence des métropoles et à la mobilité des habitants. Les très grandes villes financent largement l’espace rural et commencent à contester le mécanisme de redistribution ; les personnes traversent les territoires au cours de leur trajectoire et les mettent en concurrence pour l’habitat, les services, l’emploi et les loisirs. Le dispositif d’égalité des territoires apparaît dès lors coûteux et inefficace. Il nous faut donc trouver les termes d’un nouveau contrat territorial, pour refondre un système à bout de souffle.

Philippe ESTEBE

L’Egalité des territoires – Une passion française

PUF – 2015 – 90 pages

 

S’il est une valeur républicaine à laquelle chacun, au moins en parole, se dit attaché, c’est bien « l’égalité des territoires » qui fonde le quadrillage territorial sans doute unique au monde, dont les régimes successifs ont doté l’espace national. Pourtant, l’égalité républicaine ne constitue pas un principe gravé dans le marbre de toute éternité. Il s’agit d’une construction historique qui correspond à des conditions sociales, économiques et géographiques spécifiques. A l’origine, l’égalité des territoires, dans ses différentes composantes peut apparaître comme l’équivalent de l’égalité des citoyens dans un monde sédentaire, relativement autarcique, dans lequel les grandes villes jouent un rôle mineur et où il est nécessaire de quadriller le pays pour s’en assurer la fidélité. C’est, au sens le plus classique du terme, une superstructure qui a contribué à maintenir un ordre territorial spécifique qui distingue largement la France des Pays voisins.

Le système français se caractérise en effet par une imbrication unique du local et du central dans lequel la permanence du projet centralisateur, observé par de nombreux auteurs, n’a pu se réaliser sans l’étroite complicité des notables élus locaux –désignés ou élus –qui y ont trouvé leur compte. Cette imbrication, qui résulte de ce jeu coopératif et conflictuel entre les notables et l’Etat, est à la fois un produit de la géographie et de l’histoire. Elle répond à des caractéristiques structurelles du territoire français, qui le distinguent des pays voisins et qui sont aujourd’hui encore très prégnante dans la géopolitique hexagonale :

–          La France est un pays faiblement peuplé, mais on y trouve des habitants un peu partout. La population française est restée plus longtemps enracinée et la mobilité n’est devenue une pratique courante que dans les 50 dernières années ;

 

–          Il s’agit d’un pays où les grandes villes sont faibles, non pas tant du fait du poids écrasant de Paris, qu’en raison du poids des villes moyennes et petites. Aujourd’hui encore, les villes françaises sont beaucoup plus faibles que les autres villes européennes. Elles ont eu à subir, par comparaison avec les pays voisins, deux concurrence redoutables qui se sont prolongées jusque dans une période très récente : celle des campagnes pour l’industrie, celle des villes petites et moyennes pour les services ;

–          Contrairement aux autres pays, la France n’a pas fait disparaître politiquement son espace rural. La carte politique française s’est figée à compter de 1880 et ne sera globalement plus modifiée jusqu’aujourd’hui. Les grandes villes ne s’étendent plus et resteront confinées dans leurs limites communales héritées du Second Empire. Il faut sans doute voir dans cette glaciation le volet spatial du pacte implicite que la 3ème République naissante passe avec la paysannerie. Alors que les villes sont acquises, depuis longtemps, aux idées républicaines, il faut rallier les campagnes qui représentent, à l’époque 50% de la population et une part négligeable du produit national. Les républicains garantissent ainsi aux agriculteurs un traitement de faveur qui se traduit par l’invention d’une politique agricole. Ils assurent, par ailleurs, avec les libertés et la souveraineté municipale (marquées par la loi municipale de 1884), que l’espace rural restera aux mains de ceux qui possèdent la terre et la travaillent, et que l’autonomie des paysans ne sera pas entamée par la dynamique conquérante des villes.

La notion « d’égalité des territoires » s’est donc ainsi construite autour de cette triple caractéristique. Elle fait sentir ses effets dans toutes les strates de politique publique. Mais elle a connu, avec les temps des trois acceptions différentes qui se sont sédimentées. La première est celle de l’égalité des territoires comme égalité de droits, en particulier de droit « à », qui se traduit par des politiques de redistribution, d’équipement et de péréquation. Après la seconde guerre mondiale, à cette première strate, s’ajoute celle de l’égalité des territoires comme « égalité des places », qui se traduit par une logique de spécialisation économique des territoires. Enfin, dans les années 1990, apparaît une troisième acception : l’égalité des territoires comme « égalité des chances », qui se traduit par une mise en compétition des territoires. L’édifice d’égalité territoriale bâti autour de ces 3 dimensions aboutit cependant à des impasses, amplifiées par les évolutions sociétales et politiques en cours.

L’égalité de droit repose sur l’uniformité du statut des collectivités, ainsi que sur un appareil complexe de redistribution qui passe par 3 canaux principaux : les dotations et péréquations nationales de l’Etat vers les collectivités territoriales, la couverture du territoire par des agents de la fonction publique nationale et hospitalière et les solidarités territoriales liées aux monopoles publics (énergie, transport, télécom, poste). Cette réponse à la demande d’égalité entre les territoires a néanmoins conduit à une centralisation croissante du contrôle de la ressource fiscale et financière des collectivités territoriales. Ce processus est la contrepartie de la fragmentation territoriale (liée à dispersion et à la force du pouvoir communal) qui aboutit de manière mécanique au renforcement d’une intervention centrale dans la répartition des ressources entre collectivités. Le dispositif a, par ailleurs un coût élevé et invisible : desservir la population française coûte plus cher que dans les pays voisins, non seulement en raison de la faible densité globale, mais aussi parce que le morcellement communal entretient cette dynamique de dispersion dont l’impact financier est largement sous-estimé.

Le second principe, « d’égalité des places », reposait sur une intégration du local dans une vision nationale, fondée sur un principe de division des fonctions territoriales. L’égalité des places se basait sur une représentation de la nation qualifiée par certains de « France incorporated », dans laquelle, Paris et l’Île-de-France opéraient comme un centre de commandement distribuant les fonctions aux autres territoires. Dès lors, chaque territoire pouvait se voir affecter un certain nombre de fonctions économiques et administratives, jouant ainsi d’une cohérence nationale entre production et reproduction sociale. Cette vision se trouve cependant bousculée par la mondialisation qui a profondément modifié le fonctionnement francilien et sa place dans la pyramide nationale. Son appareil productif, largement « mondialisé » depuis les années 1980, tend à se détacher du tissu productif provincial, ce qui relativise son rôle de locomotive de l’économie nationale. De façon significative, il en a résulté une forme d’autonomisation croissante de nombreuses métropoles (Lyon, Nantes, Toulouse, mais aussi Marseille, Lille ou Grenoble) qui s’émancipent peu à peu du système intégré des champions nationaux. La reconnaissance croissante du fait métropolitain, mais aussi la mobilité des populations et des biens, ou encore l’ébranlement des services de l’Etat – qui avaient pour effet de sécuriser les « places » occupées par les villes moyennes en leur permettant d’exercer des fonctions spécialisées (armée, éducation, santé, etc.) – contribuent aujourd’hui à l’affaissement du système.

Le troisième principe, d’égalité des chances entre les territoires, édicté par le législateur de 1999 autour de la formule « un territoire, un projet, un contrat » venait conforter une pratique déjà fortement ancrée : les collectivités locales imitent l’Etat, comme s’il n’existait qu’un seul modèle d’exercice du pouvoir. Cette attitude, ancrée dans l’ADN communal, s’est par la suite étendu à tous les échelons de collectivités. Les stratégies d’égalité des chances sont fondées sur une forme d’illusion : la somme d’intérêts sectoriels ou territoriaux produit mécaniquement un intérêt général ou national. Dotés d’un « droit au développement sans limites », les territoires rivalisent de projets de développement en construisant une rhétorique identitaire et insulaire, au risque de rejeter le « reste du monde », dans un ailleurs indistinct, peuplé de concurrents qu’il faut surpasser. Cette concurrence s’étend également à la compétition pour accéder aux ressources des niveaux supérieurs (région, Etat, UE). Il en résulte des modes de fonctionnement qui coupent les territoires de leur positionnement dans des ensembles territoriaux plus vastes. De plus, l’égalité des chances des territoires ne se confond pas toujours avec l’égalité des chances des individus qui y vivent ou qui y travaillent. La totalité des fonctions qui permettent aux individus de s’épanouir n’est pas nécessairement contenue dans un seul territoire et renforce cette nécessité de s’inscrire dans des systèmes plus vastes.

Au-delà des limites propres à chaque catégorie de droits, les conditions contemporaines sont devenues rigoureusement inverses de celles qui a vu naître la spécificité française du dispositif d’égalité des territoires: la démographie est soutenue –et le sera sans doute dans les prochaines années si les politiques migratoires reviennent à la raison -, les habitants sont mobiles, et le resteront quel que soit le prix du pétrole-, les grandes villes dominent le territoire. Dans le même temps, les fondements de l’égalité territoriale, -la présence de l’Etat, les péréquations budgétaires et les transferts invisibles-, ne sont plus garantis. Il devient donc logique de changer de régime, d’où les incessants débats sur la réforme territoriale….

 

Les différentes réformes ou tentatives de réforme en cours seraient cependant vaines si elles ne s’accompagnaient pas d’une évolution profonde du mode d’exercice du pouvoir territorial. C’est ce que tente l’ouvrage : proposer un mode d’emploi, plutôt que de se livrer au énième redécoupage des territoires et des compétences. Il convient donc de proposer les termes d’un nouveau contrat territorial dans lequel la solidarité nationale fondée uniquement sur la redistribution vers les territoires doit laisser place à des solidarités nouvelles entre territoires. L’égalité formelle des territoires –qu’il s’agisse de celle des droits, des places ou des chances – doit faire place à une égalité de situations et de relations où ce sont les individus et les groupes sociaux qui doivent être les destinataires finaux et explicites du programme égalitaire. Dans cette perspective, les territoires doivent donc opérer 2 grandes mutations : 1) devenir des opérateurs de mobilités pour les individus qui les habitent ou les fréquentent de façon à ce que ceux-ci puissent se construire des itinéraires de vie positifs sans rester fixés sur le territoire, 2) pour ce faire, les territoires doivent s’inscrire dans des systèmes territoriaux où ils doivent prendre leur place et comprendre quel rôle ils peuvent y jouer.

Au final c’est à une révolution culturelle et à une redéfinition en profondeur de la démocratie locale que nous invite l’auteur. Il convient néanmoins de bien situer son analyse d’ensemble, qui tend à repenser le système territorial à partir d’une vision – forcément – étatique mais aussi urbaine du territoire, au risque d’entériner un peu rapidement certaines analyses pourtant contestées sur la circulation des richesses entres territoires métropolitains et les autres territoires. Il n’en reste pas moins que l’ouvrage nous livre un propos extrêmement pédagogique et une réflexion stimulante pour éclairer les débats en cours et – très certainement – à venir sur l’organisation et le fonctionnement des territoires.

Renvois :

¤ Hervé LE BRAS, Les 4 mystères de la population française – FW N°25.

¤ Martin VANIER, Le pouvoir des territoires – FW N°28.

¤ François GARÇON, Le modèle suisse – FW N°33.

¤ François MIQUET-MARTY, Les oubliés de la démocratie – FW N°42.

¤ Sylvain BARONE, Les politiques régionales en France – FW N°47.

¤ Paul VERMEYLEN, Le temps de la métropole – FW N°54.

¤ François HULBERT, Millefeuille territorial et décentralisation – FW N°54.

 

CDV