Le Modèle californien / Comment l’esprit collaboratif change le monde

La Californie, où sont nés Internet et les technologies qui ont bouleversé notre monde, est au cœur de l’économie mondiale. Elle est aussi le lieu où s’inventent un nouveau modèle de société et un autre imaginaire politique. Fondée sur la collaboration et le partage, valorisant l’innovation, l’entrepreneuriat et l’association, cette société nouvelle offre au reste de la planète l’image d’un avenir possible.

Monique Dagnaud invite dans ce livre à examiner de plus près ce défi lancé par la Californie, et à mesurer aussi ce que cet esprit collaboratif peut apporter de neuf à notre pays. Une analyse du phénomène californien, jamais encore menée en France.

Monique Dagnaud

Odile Jacob – 2016 – 204 pages

Remarques préliminaires

Dans cette mise en perspective du modèle californien, l’auteur développe un aspect du phénomène qui ne vient pas d’emblée à l’esprit. Il s’agit du rôle des facteurs culturels et en particulier de la contre-culture  des années 1960 dans la genèse de ce modèle. Il montre comment on est passé des hippies aux geeks, des échanges de Woodstock au partage de l’économie collaborative. Il convient aussi de remarquer que Bob Dylan, l’un des chantres de cette contre-culture, a obtenu cette année 2016 le prix Nobel de littérature.

Pour tenter de cerner l’ampleur de l’e-économie aux Etats-Unis, il faudrait aussi étudier le modèle de Boston et de sa Route 128 qui est passé devant la Silicon Valley dans le classement des meilleurs sites d’innovation technologique du fait notamment de l’augmentation excessive du coût de la vie aux alentours de la Silicon Valley. Au contraire Boston possède des atouts inégalés sur le plan universitaire dont Harvard et le MIT, des hôpitaux de classe mondiale, sans oublier la qualité de son habitat et des liens entre ses habitants.

 

Le constat :

« La région de San Francisco et plus au sud de la Californie, la Silicon Valley avec Palo Alto, Mountain View et San José constituent le pôle d’innovation de brassage  des affaires du monde d’aujourd’hui. Il regroupe environ11000 entités de haute technologie dans lesquelles travaillent 343000 personnes et se pose comme le phare de la numérisation de l’économie. Il véhicule une conception du monde et un imaginaire qui s’exportent dans tous les centres urbains des pays avancés […] Ce modèle présente un changement de société et donc de renversement d’époque.» 

 

Le terreau californien

Une concentration d’universités et d’entreprises de pointe

Le rôle de la finance et l’expertise déjà ancienne des « capital – risqueurs » qui se sont mobilisés à partir des années 1960.

En 1971 est créé le Nasdaq (National Association Securities Dealers Automated Quotations), marché d’actions pour les valeurs dans le secteur de l’électronique.

 

Les facteurs culturels : la contribution des utopies portées par la jeunesse des années 1960

En premier lieu, celle des premiers hackers, étudiants ou adolescents qui bidouillent dans le back office du MIT(Boston) utilisant d’une manière plus ou moins clandestine, le plus souvent la nuit, les mastodontes ordinateurs. leur présence est illégale mais tolérée, leur créativité fait l’objet d’un intérêt. Ces hackers se veulent l’avant-garde d’une symbiose aventureuse entre l’homme et la machine. « Hédonisme dans le travail, autoérotisme défi intellectuel. »

En second lieu, et d’une manière plus surprenante, la contribution de la contre-culture californienne (1960 – 1970). Un des courants de cette contre-culture, le mouvement hippie se fait le prosélyte de l’errance, de la vie communautaire, des expérimentations du corps (transes, liberté sexuelle) et du retour à la nature. Ils sont pacifistes. Parallèlement ils mettent beaucoup d’espoir dans les nouveaux médias et les contenus artistiques qu’ils véhiculent. C’est de cette branche artistique de la contre-culture qu’émerge une élite « indépendante et créative » recherchant un équilibre du monde grâce aux systèmes d’information.

Ainsi dans le contexte de la naissance du Net se croisent des forces allant dans des directions divergentes : « la rationalité des ingénieurs et la révolution culturelle de la Californie des années 1960; le cartésianisme et un imaginaire psychédélique, tourné vers le cosmos, une conceptualisation logique et l’intelligence intuitive; la foi dans l’essor du savoir scientifique et la priorité accordée au sensible et à l’émotion; les objectifs de recherche du pentagone et les idéaux pacifiques; la mise en valeur de la société postindustrielle et la quête d’une immersion dans une nature réifiée. » Mais ces univers apparemment opposés se retrouvent sur la libre circulation de l’information sur un mode désintéressé, et la volonté de renforcer les liens communautaires.

 

L’idéologie californienne des années 1990

 Une fraction de la jeunesse rentre dans le rang  en se faisant embaucher par  les entreprises de L’Internet. Ainsi, on constate l’émergence d’une armée d’experts. Ils jouissent de hauts salaires, travaillent sous contrats à durée déterminée, disposent d’une réelle autonomie en matière de temps et de rythme de travail. Mais ce qui est le plus important pour eux, c’est de trouver un accomplissement personnel dans leur activité professionnelle.

 

Une théorisation contemporaine du libéralisme à l’ère de l’Internet.

 

« La richesse des réseaux » de Yochai Benkler, publié en 2006. Il note un bouleversement de l’économie du fait de l’Internet et une immense dynamique participative de la société civile. Il en résulte un essor de la « nouvelle économie d’information en réseau ». Les contenus non-profit prospèrent. Un vaste espace public en réseau échappe en partie aux logiques commerciales ou étatiques des médias unidirectionnels. Il explore la place des conduites non marchandes galvanisées par l’architecture décentralisée de l’Internet. Ce phénomène de la production collaborative inclut aussi bien les logiciels libres et open source que Wikipédia. Cependant, il n’a pas une vision dégagée de tous liens de propriété ou de toute logique commerciale. Pour lui, « la liberté et la justice, peuvent et doivent s’obtenir grâce aux efforts conjugués d’actions marchandes et non marchandes, privées et bénévoles.»

« La richesse des réseaux » se présente comme le  pendant contemporain de « La richesse des nations » (1776) d’Adam Smith. Il nous propose une adaptation de la théorie libérale à l’ère numérique.

 

Caractéristiques du modèle  californien La suprématie américaine

 « Dans le secteur numérique, la suprématie des Etats-Unis est éclatante : en 2012, ce pays regroupe 83% des 64 entreprises Internet dont la capitalisation boursière est supérieure à 1,5 milliards de dollars, la Chine en représente 9%, le japon 4%, et l’Europe seulement 2%.

La Californie attire 40% des 22 milliards de dollars investis chaque année aux Etats-Unis en capital risque, et grâce à ses multinationales et ses start-up, la Silicon Valley est devenue le centre névralgique et la locomotive de l’innovation de l’économie-monde. »

L’érotisation du travail qui concerne en premier lieu ceux qui sont à la tête des start-up  les founders, les managers de l’industrie, les ingénieurs, les informaticiens, les développeurs, les experts du design et tous les métiers de la communication; ils ont un fort capital culturel et s’investissent avec passion dans les tâches d’expertise pratiquées sous le statut de salarié ou sous celui d’indépendant. Ils disposent en effet d’une grande autonomie dans leur travail, et dans le choix de leur statut. Cette catégorie de travailleurs figure comme une avant-garde en raison de sa vision du monde et de son rapport au travail.

La Constitution d’une e-aristocratie , celle des founders (créateurs de start-up dans le high tech) Il s’agit des fondateurs des Unicorns (les 39 entreprises du Net dont l’évaluation boursière excède le milliard de dollars) qui constituent un milieu peuplé des recrues des meilleures universités américaines. Ce microcosme, dont la moyenne d’âge  est de 34 ans, en appelle aux talents. Ils ont le culte de la prouesse financière.

Une autre élite, celle des founders de start-up, dont l’évaluation boursière ne dépasse pas le milliard de dollars. Sur 16000 start-up de software créées aux Etats-Unis entre 2003 et 2013 seules 39 ont rejoint le club des Unicorns.

Il faut ajouter les « jobs » très qualifiés et notamment les geeks et plus précisément les programmeurs, hommes et parfois femmes jeunes, forts en thème, passionnés qui passent la plupart de leur temps sur un ordinateur.

 

Les créatifs culturels

Une autre catégorie de personnes prend une place important dans L’e-économie : les diplômés du supérieur. La pensée sociologique américaine les considère comme une force motrice du changement et les appelle les créatifs culturels. Ils occupent des emplois d’expertise (enseignement, urbanisme, médecine, droit, informatique, ingénierie). Ces métiers ne participent directement  ni à la production ni au commandement dans les entreprises. Ils ont des « fonctions intermédiaires , de médiation, d’organisation,  d’innovation et de conception…Ils ont des valeurs communes : « hédonisme, anticonformisme, principe de liberté et d’émancipation individuelle, horizon de pensée transnationale. » L’affinité des créatifs culturels avec l’économie collaborative est évidente;

Le modèle californien aboutit donc à la coexistence – parfois dans la même personne – de l’esprit conquérant des founders et de la culture du partage de créatifs culturels.

 

La Création de l’économie collaborative

 C’est un modèle de production de services et de biens, utilisant la puissance de connectivité de L’Internet et la mise en contact directe du producteur et du consommateur. Dans cette économie peer-to-peer, les individus s’auto-organisent pour créer du bien commun. Cette authentique économie du partage est qualifiée de post-capitaliste. Toutefois, Uber ou Airbnb ne relèvent pas de cette forme d’économie, mais plutôt de nouvelles formes capitalistiques, basées sur l’utilisation performante de la technologie. Les actions marchandes et non-marchandes cohabitent.

Ce mouvement collaboratif s’appuie sur l’essor du travail indépendant du fait de la souplesse permise par les outils technologiques : « L’ordinateur devient un bureau, et les activités de travail se détachent d’un lieu géographique précis, des horaires…Les indépendants représentent 30% de la main d’œuvre  aux Etats-Unis (53 millions de personnes), et bientôt, en 2020, la moitié. En France le nombre de non-salariés a augmenté de 26% entre 2006 et 2011, notamment du fait de l’auto-entrepreneuriat dont le statut a été créé en 2009.

Les zélateurs de l’économie collaborative, sont des diplômés à peine trentenaires, travailleurs indépendants dans l’âme, en quête d’une vie professionnelle axée sur l’innovation sociale.

L’auteur prend l’exemple de OuiShare. C’est une association qui désire développer l’économie collaborative en France.

 

Un nouveau modèle économique

 Pour l’anthropologue David Graeber « Nous pourrions bien, aujourd’hui être déjà sortis du capitalisme sans nous en rendre compte et déjà entrain de construire un modèle, sans savoir ce dont il s’agit. »

En France on assiste à un certain « retard à l’allumage ». Laure Bello parle même de « déconnection des élites ».

Dans la campagne présidentielle, au moment de la rédaction de la présente note, parmi les candidats déclarés, seule une candidate parle d’une évolution de notre société vers  l’e-économie et le travail indépendant avec la nécessité de s’y adapter.

 

Renvois :

  • Gilles BERHAULT, Développement durable 2.0 – FW N°32.
  • Frédéric KAPLAN, La métamorphose des objets – FW N°36.
  • Frédéric MARTEL, Mainstream / Industries culturelles mondiales – FW N°37.
  • Michel BERRY, Les vrais révolutionnaires du numérique – FW N°37.
  • Laurence FONTAINE, Le Marché : histoire d’une conquête sociale – FW N°52.
  • Frédéric MARTEL, Smart / Enquête sur les Internets – FW N°55.
  • Laure BELLOT, La déconnexion des élites – FW N°56.
  • Jaron LANIER, Internet : qui possède notre futur ? – FW N°57.

GG