Vue de loin, la Chine nous apparaît sous des traits déformés : une nation de ploutocrates pragmatiques et d’étudiants implacables dont le seul rêve est de contrôler l’économie globale. Ou un géant un peu confus, rongé par la corruption et au bord de la stagnation. Nous ne voyons pas l’extraordinaire façon dont les Chinois, puissants ou modestes, réinventent leurs vies dans un Pays en pleine mutation.
Durant toutes les années qu’il a passé en Chine, l’auteur a été le témoin des profonds changements politiques, économiques et culturels qui s’y sont déroulés. Ce récit fascinant décrit la collision entre la montée de l’individualisme et la lutte du Parti pour garder le contrôle. Pourquoi ce Pays, qui a permis à son peuple d’accéder à la richesse, s’acharne-t-il à lui refuser la liberté d’expression ? Pourquoi des millions de jeunes Chinois, séduits par la culture occidentale, résistent-ils à ce point à son influence ?
Evan OSNOS
CHINE : L’âge des ambitions
Albin Michel – 2015 – 495 pages
Voilà un livre remarquable !
On comprend aisément qu’il ait reçu le National Book Award 2014.
A la différence de nombre d’essais « en chambre », celui-ci provient des huit années que l’auteur a vécu in situ. Nous retrouvons-là une démarche comme celle de Mark Leonard (UK) et de Frédéric Martel (F) = Se documenter … et aller explorer sur place. De fait, E.O. s’est écarté des jugements d’un occidental pour privilégier de décrire avant tout les vies des Chinois selon leurs propres termes.
Lu Xun « L’espoir est comme un chemin de campagne. Au départ le chemin n’existe pas, mais une fois que des gens commencent à l’emprunter, une voie se dessine. »
De tous les bouleversements qui affectent la vie des Chinois, aucun ne touche davantage à leur intimité que la possibilité qui s’offre à eux, désormais, de choisir leur conjoint. Pendant des siècles, entremetteurs et parents, dans les villages, se sont chargés d’apparier les jeunes gens de statuts socio-économiques équivalents, et les futurs mariés n’avaient guère leur mot à dire.
Le livre nous donne à voir de nombreux paradoxes des vécus par les Chinois, ce qui n’est guère surprenant au vu de la croissance économique exceptionnelle connue depuis plus de trente ans. Macao, par exemple, est le seul endroit de Chine où le jeu et les casinos sont légaux. Les jeux d’argent furent définitivement interdits en RPC par Mao, mais une singularité historique leur a permis de perdurer à Macao : à son retour dans le giron de la Chine en 1999 après avoir appartenu pendant cinq siècles au Portugal, le territoire fut autorisé à conserver certains aspects de l’extravagant mode de vie qui lui avait valu d’être qualifié de « mauvaise herbe de l’Europe catholique », selon W.H Auden. Quelques années plus tard, la quantité d’argent brassée à Macao sera six fois supérieure à celle qui passe par Las Vegas.
Quand l’industrie du tourisme commence à interroger les Chinois sur les destinations qui les font rêver, l’endroit qui obtient le meilleur score, c’est l’Europe. A la question de ce qui leur plaît là-bas, ils placent la « culture » en tête de liste. Côté négatif des choses, ils se plaignent de l’arrogance des Européens et de la médiocrité de leur nourriture… chinoise.
A propos des contempteurs de la gestion économique des dirigeants Chinois, l’auteur observe que bien des penseurs sont revenus de l’idée de la thérapie de choc libérale nécessaire comme celle tenue en ex-URSS. Ils finissent par se convaincre que la Chine doit avoir le marché ET un Etat puissant. Tout au long des années 1990, nombre des Pays de l’Est-Europe qui ont accueilli l’économie libérale à bras ouverts se sont trouvés confrontés à des taux de chômage élevés, à la stagnation économique et à l’instabilité politique. Durant la même période, l’économie de la Chine, avec son système hybride qui ne donne la préférence à aucune idéologie, a pris son envol. Elle présente tous les signes du capitalisme effréné dans certains de ses aspects, elle reste sous le contrôle strict du gouvernement dans d’autres. L’accent est toujours mis sur la croissance.
En 1949, l’espérance de vie moyenne était de 36 ans, le taux d’alphabétisation de 20%. En 2012, les Chinois vivent 75 ans, et plus de 90% d’entre eux savent lire et écrire.
L’Internet (Plutôt un vaste Intranet, selon Frédéric Martel = FW N°55).
Plus le Parti s’oppose à l’esprit d’insubordination de L’Internet chinois, plus ce dernier se rebelle. En 2009, lorsque les autorités annoncent leur intention d’éliminer la « vulgarité en ligne », les Internautes réagissent en inventant une créature imaginaire – un animal sympathique de bande dessinée ressemblant à un alpaga – qu’ils baptisent Cheval de l’herbe et de la boue, car cette expression, en mandarin est l’homonyme de « Nique ta mère ».
Dans le même ordre d’idée, il est constaté que c’est en Chine que les postulats libéraux et l’adhésion à l’économie de marché sont les plus ancrés dans l’esprit des jeunes (à l’exclusion peut-être des USA). En même temps, existe aussi une force contraire, le frisson d’indignation quand les mêmes apprennent qu’on puisse vendre ses reins pour de l’argent. Finalement, de nombreux exemples de limites à l’extension de la logique du marché tous azimuts sont bien présents. Paradoxe, encore…
En Chine, il est difficile de jauger l’opinion publique. Les sondages donnent une certaine idée de ce que la population pense, mais une certaine idée seulement : les citoyens d’un Pays autoritaire ne risquent guère de donner des réponses très franches quand ils sont interrogés par téléphone. Vues de loin, les flambées de nationalisme et les violences qu’elles engendrent parfois peuvent donner l’impression que la Chine bouillonne de rage patriotique, mais sur place, il est clair que la situation est infiniment moins dramatique.
Le Parti Communiste s’est fixé un objectif : battre la durée continue au pouvoir des Bolcheviks ; ce serait effectif en 2023. Dans le même temps, ce Pays connu pour son conformisme abrite de larges débats ouverts : libéraux occidentalisés vs conservateurs nationalistes ; apparatchiks héritiers vs ploutocrates ambitieux ; tribus de fourmis contre bobos ; propagandistes vs cyber-utopistes. Mais pour l’heure il est bien difficile de trouver un concurrent digne de ce nom au PCC.
Trois grandes parties séquencent le livre : Rêves de fortune / Quête de vérité / Aspirations religieuses.
Renvois :
¤ Suzanne BERGER, Made in Monde (Variétés économiques) – FW N°20.
¤ John SAUL, Mort de la globalisation – FW N°23.
¤ Michel AGLIETTA, La Chine vers la superpuissance – FW N°24.
¤ Mark LEONARD, Que pense la Chine ? – FW N°30.
¤ Claude MEYER, Chine ou Japon : quel leader en Asie ? – FW N°38.
¤ François GODEMENT, Que veut la Chine ? – FW N°46.
LF