La déconnexion des élites

Un iPhone est plus puissant que l’ordinateur de la fusée Apollo en 1970. 35 millions de Français ont déjà utilisé www.leboncoin.fr pour acheter ou vendre. Les fondateurs de Google, d’Amazon, de Microsoft et de Facebook font partie des 25 plus grosses fortunes de la Planète. Nos données personnelles sont recueillies et décortiquées par des machines. Facebook touche un Terrien sur cinq. Aujourd’hui, un titre boursier change de mains en moyenne toutes les 25 secondes. En 2008, c’était tous le deux mois.
Cela vous inquiète, ou cela vous excite.
Le fait est que cette société est déjà la nôtre. Ordinateur ou smartphone en main, les citoyens s’informent, s’expriment, achètent, se financent en court-circuitant les intermédiaires classiques. Des secteurs économiques entiers sont bousculés. Cette accélération du Monde laisse sur le bord de la route une élite dépassée : des énarques, des intellectuels, des politiques, des chercheurs, des banquiers, des chefs d’entreprises qui ne saisissent pas les nouveaux usages qui sont en train de balayer les habitudes et les normes. L’Internet a contrecarré l’ordre établi. Le pouvoir change de mains.
Quel avenir nous réservent ces nouveaux acteurs ? Jusqu’où a-t-on le droit d’analyser nos données personnelles ? Qui pose les limites dans ce Monde, où quelques groupes privés surpuissants son déjà plus influents que nombre d’Etats ? Qui pense ce Monde qui vient ? Enquête pionnière, le présent livre nous dévoile cette révolution qui nous concerne tous. Et raconte un Monde qui avance comme une fusée.

Laure BELLOT
LA DECONNEXION DES ELITES / Comment L’Internet dérange l’ordre établi
Les Arènes – 2015 – 305 pages

Cet ouvrage me permet de faire une note qui vient compléter les réflexions sur l’évolution de notre société à l’ère de l’Internet.
Dans « Mutations des relations sociales. Quels futurs possibles ?» (L’Harmattan 2014) – ouvrage auquel j’ai participé -, j’ai insisté sur le passage du spectateur passif à l’acteur en réseau, sur le plan social et politique.

Emmanuel Durand dans « La Menace fantôme », après avoir cité brièvement ce même constat sur le plan politique, développe les conséquences de l’apparition de ce nouveau type d’acteur sur le plan économique notamment des industries culturelles. Note de lecture, Futurwest N°55.
Pour Vincent Chabault dans Librairies en ligne, la révolution numérique a engendré le commerce électronique qui a bouleversé le monde du livre. Note de lecture Futurwest N°51.
Selon Odyssée 2.0 La démocratie dans la civilisation numérique de Guillaume Cazeaux, si l’Internet doit nous conduire à une vraie démocratie, ce sera par une longue accoutumance et un long processus d’éducation, à l’échelle de nombreuses générations. Note de lecture Futurwest N°53.
Toutes ces réflexions et celle qui va suivre, ont pour toile de fond les idées tofflériennes sur Le Choc du Futur et la Troisième Vague. Cogito dans Futurwest N°54.
Les sujets, les enquêtes, les interviews de La Déconnection des Elites étant multiples, assez touffus, avec de nombreux recoupements, il importe de faire ressortir ci-après les idées essentielles articulées selon la trilogie suivante :

– Les élites en place dépassées par le numérique
– La tentation du pouvoir des élites 3.0
– Comment penser et accompagner cette mutation numérique ?

Les élites en place dépassées par le numérique
Le consommateur devient acteur. Les frontières sont brouillées entre producteur,
vendeur et consommateur. Le succès de ces nouvelles relations vient du fait que L’Internet permet d’avoir une conversation entre les divers protagonistes. Ils se sont mis à tisser des liens horizontaux, par sites interposés, en ne passant plus par les intermédiaires traditionnels. C’est ce qui caractérise l’exemple du site Airbnb qui permet l’entraide sous forme de covoiturage et de logement chez des inconnus ou du Boncoin qui arrive même à marcher sur les plates-bandes de Pôle Emploi.

On retrouve ce genre de communication dans le fonctionnement des prêts entre particuliers. De même le crowdfunding, vient bousculer le secteur bancaire. Ainsi, une personne ayant un projet va demander à la foule de l’aider à le financer. La personne qui apporte son soutien aura droit par exemple à un prototype de l’objet créé, ou à une réduction pour en obtenir un. Le Web donne une dimension planétaire à ce mécanisme qui traditionnellement permet à la famille ou aux amis d’aider un proche entreprenant. Les outils numériques bouleversent des secteurs économiques, les responsables économiques étant pris de court malgré quelques exceptions : le « Nasdaq Marché privé » par exemple, qui permet aussi aux entreprises d’obtenir de l’argent privé, en dehors de la filière traditionnelle du capital risque.

Les doers, les gens qui font, utilisent l’outil numérique pour tester une nouvelle façon d’enseigner adaptée aux besoins immenses de la planète ainsi qu’aux métiers de demain et à la transformation de ceux d’aujourd’hui.
Au cours de la dernière décennie, des pionniers, notamment aux USA, en Irlande et en Inde ont été à l’origine d’une multitude d’innovations pédagogiques produisant des cours Les plus grandes universités américaines s’y mettent : Harvard, le MIT etc. et réfléchissent au modèle économique d’un tel enseignement.
Les expériences de MOOC (Massive Open Online Courses) se multiplient dans les universités du monde entier.
Le monde académique est défié par ces innovations. En France les élites universitaires sont débordées par ces évènements et réticentes à l’égard d’expérience comme l’école 42 de Xavier Niel, permettant à de jeunes sans diplômes, de 18 à 30 ans, d’accéder à un cycle de programmation gratuite.

La voix de la société civile est plus forte, avec le numérique. Les jeunes en particulier sont à la pointe de nouvelles actions politiques comme les pétitions en ligne, qui essaiment dans le reste de la population. Les élites politiques ne comprennent pas ces nouveaux mécanismes de formation de l’opinion. Leur réaction face à ces nouveaux phénomènes, ressemble à un mélange de surveillance exacerbée et de communication de haut en bas. Au contraire, Les gouvernants devraient se saisir du numérique comme d’un outil pour mieux interagir avec la population. « L’engouement d’une grande partie des citoyens pour le numérique, nouvel espace encore flou pour les politiques, dévoile avec netteté la distance entre les pouvoirs en place et la société ».

Les jeunes entrepreneurs aussi font preuve d’innovation et de vitalité, mais peu d’entre eux vont réussir à faire croître leur société. Parmi les cent premières entreprises en France, en Europe et aux USA, on trouve une entreprise en France : Free, neuf en Europe et soixante-trois aux USA, qui ont été créées depuis moins de trente ans.

En France, nous ne sommes pas dans une société méritocratique. Quelques familles captent la richesse. Par ailleurs l’énarchie, est un obstacle dans cette révolution numérique. Elle sait faire fonctionner l’Etat et non la société. Cette dernière en bas fonctionne en réseau, se crée ses propres règles et se déconnecte elle-même des élites au pouvoir. De la même façon, ils s’éloignent de l’élite intermédiaire – intellectuels, médias, universitaires par exemple – qui a l’oreille du pouvoir et qui cherchent à lui plaire oubliant ainsi son rôle de contrôle des gouvernants. Selon Dominique Rousseau, constitutionnaliste, cité par l’auteur, « la France s’est construite par la loi qui est un acte d’autorité. De fait elle n’a pas développé de culture de discussion, contrairement à d’autres pays. Les USA, le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Italie, se sont dotés, eux, d’un instrument, le contrat. Leurs sociétés se sont construites par ces contrats entre deux, trois, quatre personnes, ces liens entre les associations, la société, les avocats… » Cette notion de contrat distinguant les USA de la France se retrouve dans l’ouvrage de Laurent Cohen Tanugi, « le Droit sans L’Etat », PUF.

Selon Dominique Rousseau, du fait du numérique, nous commençons à assister au déclin de la loi face au contrat.
Dans « Mutations des relations sociales. Quels futurs possibles ?» ouvrage précité, j’avais mis en exergue le fait que « Là où la culture confine les débats au cercle restreint des représentants et des corps intermédiaires, le réseautage social via l’internet est l’occasion de créer progressivement une nouvelle culture démocratique par une conversation sur le plan politico-social à l’échelon des pays et au-delà des frontières ».

La tentation du pouvoir des élites 3.0

Des outils de pouvoirs

Les big data sont des banques de données gigantesques dont le volume double tous les 18 mois. Le traitement massif de données sur nos comportements est rendu possible par des clouds, grandes fermes informatiques capables de tout stocker à la demande. Il s’agit d’un outil de pouvoir et d’enrichissement financier.
Des groupes comme le GAFA – acronyme regroupant Google, Apple, Facebook et Amazone – et des start-up de la Silicon Valley, ont pris de l’avance. Des dirigeants d’entreprise, comme Jacques Welch patron de Général Electric, ont compris très tôt l’enjeu de la révolution numérique.
Pour ces entreprises, les king coders trouvent des « solutions en dehors des cases, donc à même de développer des marchés insoupçonnés ». Cette élite 3.0 composée de mathématiciens, programmeurs exceptionnels, est une communauté qui bouscule les systèmes en place. Ses membres ne sont pas liés par leurs diplômes ou leur statut social, mais par leur nouveau savoir et leurs compétences d’exception dans le cadre de cette nouvelle révolution numérique.

Risques d’abus de pouvoir

Celui qui capte les données est celui qui a le pouvoir, or les données sont essentiellement captées par les américains. L’affaire Snowden sur les agissements de la NSA en est une illustration et a donné des arguments à tous ceux qui s’inquiètent du pouvoir de contrôle et actes de surveillance sur le réseau aux USA mais aussi dans d’autres Pays. Cette surveillance massive et généralisée par des acteurs privés comme notamment Microsoft, Apple, Google, Facebook, pour le compte d’acteurs publics était connue de tout le monde. Le choc provient de sa révélation publique. Mais ces grands groupes de L’Internet ont pris leur distance par rapport à cette situation car ils ont besoin d’une audience mondiale pour exister.

Google X, centre de recherche futuriste créé en 2010, recrute des chercheurs tous azimuts, avec des moyens considérables. Selon Larry Page, cofondateur de Google, il s’agit de comprendre et reproduire le fonctionnement du cerveau humain, de travailler sur des algorithmes permettant de donner à la machine des capacités d’apprentissage équivalant à ceux de l’homme. Google X a recruté Ray Kurzweil, le chantre du transhumanisme, qui prône l’augmentation des capacités humaines par la technologie. Ce centre de recherche a lancé un programme appelé Baseline Study en vue de collecter des données génétiques et moléculaires pour aider la recherche médicale et améliorer la prévention des maladies. De plus Google a créé le laboratoire de biotechnologie Calico pour mener des recherches sur l’allongement de la vie. C’est une prise de responsabilité qui mérite réflexion en particulier sur le plan de l’éthique. Il importe de remarquer qu’un ancien de la Maison Blanche, Thomas Lue, a été nommé responsable « politique » de GoogleX, laissant supposer la volonté du pouvoir américain de comprendre et de suivre ce qui se passe dans ce domaine. D’après Laure Belot, Il ne semble pas que ce soit le cas en France. Au demeurant, au moment où je rédige la présente note, j’apprends que le 10 août dernier, Google Inc. devient Alphabet Inc., nouvelle entité coiffant l’ensemble des activités de Google. Le moteur de recherche devient une filiale d’Alphabet inc. Il y aura ainsi une séparation entre le cœur de métier de Google et tous les projets annexes comme Google X et Calico. Chaque entité est indépendante des autres et placée sous l’autorité et les possibilités élargies d’un directeur général. L’objectif est de mieux innover mais aussi de mettre en évidence les bonnes performances financières du cœur de métier. Cela améliore la transparence sur le segment non Google et ses fameux moonshoots. Cela pourrait entraîner des décisions financières et politiques.

Comment penser et accompagner cette mutation numérique ?

Pour penser cette mutation, les équipes multidisciplinaires et la transversalité sont indispensables. Il faut aussi faire appel à des juristes, des économistes, à des experts en sciences politiques. Pour l’instant les enquêtes révèlent que les sociologues sont en retrait par rapport à ce domaine de réflexion. Au contraire, selon Dominique Rousseau précité « Le droit ne pense plus de façon pyramidale, mais de manière horizontale […] La réflexion juridique s’est inspirée de la théorie des réseaux, qui vient des neurosciences ». En outre, les recherches restent en général cloisonnées et coupées de la société du fait du langage ésotérique utilisé et de la discussion entre soi.
« Il faudra pourtant penser à l’échelle de milliards de gens ».

Pour accompagner cette mutation, un nouveau droit est nécessaire.

Certains juristes sont mondialement reconnus du fait de leurs travaux sur les problématiques posées par la mutation numérique. Il convient de citer « Laurence Lessig qui a créé dès 2000 le Center for Internet and Society à Stanford; Yochai Benkley un des directeurs du Berkman Center for Internet and Society à Harvard ou encore Ryan Carlo professeur à l’Université de Droit de Washington DC. Leurs écrits depuis deux décennies, concernent le pouvoir, la liberté, la montée en puissance des robots. Ces juristes posent des questions, éclairent, alertent. »

Le grand défi de la réglementation est, non seulement de résister à ceux qui veulent faire appel à la législation pour maintenir le statu quo, mais aussi d’imaginer une mise en ordre qui ne freine pas les capacités d’innovation.
« L’heure est à la créativité juridique ».

Remarques sur l’acception du terme élite retenue par Laure BELOT.

L’utilisation des termes élites, élites principales, élites intermédiaires, peut faire débat.
Il s’agit, dans l’esprit de l’auteur, de ceux qui ont le pouvoir politique – représentants politiques, corps intermédiaires, milieu restreint qui capte la richesse et le pouvoir économique. Elle ajoute les intellectuels, les médias, les universitaires, etc. Une sorte de cour de la « Monarchie Républicaine », selon l’expression de Maurice Duverger, Mais d’après le dictionnaire de l’académie, l’élite est « l’ensemble de ceux qui, dans un groupe, sont considérés comme les meilleurs […] Par extension les élites sont ceux qui, dans une société, se distinguent par leurs mérites. » Peut-on parler d’élites lorsqu’on est dépassé par la révolution numérique. Les véritables élites ne sont-elles pas celles qui seront capables de comprendre et d’accompagner l’évolution de la société à l’ère du numérique ?

Renvois, en sus de ceux déjà mentionnés in texto :

¤ Michel BERRY, Les vrais révolutionnaires du numérique – FW N°37.

¤ Olivier BOMSEL, L’économie immatérielle – FW N°38.

¤ Jacques SAPIR, La démondialisation – FW N°41.

¤ Philippe BAUMARD, Le vide stratégique – FW N°46.

¤ Christian SAINT-ETIENNE, L’incohérence française – FW N°46.

¤ Aldous HUXLEY, La science, la liberté, la paix – FW N°48.

¤ Frédéric MARTEL, Smart / Enquête sur les Internets – FW N°55.

GG