La désinformation, les armes du faux

Info, intox ? Complot, rumeur ? La désinformation serait partout, et la vérité nulle part. Ces questions obsèdent nos sociétés où il semble qu’en ligne tous puissent s’exprimer et que rien ne doive rester caché. Pourtant la désinformation a une histoire. Elle s’exprime pendant la guerre froide et accompagne la mondialisation, avant que le Web et les réseaux sociaux ne lui ouvrent de nouveaux horizons.

En explorant les mécanismes de ce qui nous abuse et que nous refusons parfois de croire, des systèmes de pouvoir apparaissent et de nouvelles formes d’idéologie se manifestent. Quand la vérité des faits devient l’objet central de nos luttes, la désinformation est plus qu’une question morale : elle est un enjeu stratégique.

François-Bernard HuYghe

La désinformation, les armes du faux.
Armand Colin – 2016 – 190 pages

L’ouvrage de François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l’IRIS cherche à déconstruire l’idée de désinformation en la situant dans son contexte d’apparition (la guerre froide), ses méthodes ou procédés, et ses usages, qu’ils soient profanes ou (géo)-politiques. La difficulté et l’ambition tiennent précisément dans ce pari de définir l’objet, vu du côté des stratèges de la guerre d’influence. Mais aujourd’hui la désinformation semble être partout. Au point de se voir assimiler selon les cas, au mensonge politique, à une présentation biaisée de la « réalité », des « évènements », voire une manipulation médiatique. Et ce, avant même que les réseaux sociaux et L’Internet n’amplifient le phénomène et la confusion entre ce qui est encore « crédible » au vu de la crédibilité même des sources et des émetteurs qui cherchent à « faire croire que… », par l’usage de preuves, qui peuvent s’avérer fausses à l’analyse ou après-coups. Ce qui incite les médias à mettre des contrefeux de « fact-checking » (cf Les Décodeurs du Monde ou la rubrique Désintox de Libération). La défiance généralisée vis-à-vis des médias comme des politiques n’aide pas à clarifier la situation, ni à faire émerger la « vérité ».

Pour François-Bernard Huyghe, « la désinformation consiste à propager délibérément des informations fausses, prétendues de source neutre, pour influencer une opinion et affaiblir un camp ». Il s’agit donc d’un projet économique, géopolitique ou idéologique au service d’un pouvoir, d’un Etat ou d’un camp dans le cas d’un conflit (guerrier ou non).

La désinformation suppose donc des méthodes, des dispositifs dans une configuration conflictuelle. La désinformation serait à situer entre le simple mensonge et la manipulation ; elle utilise les outils de la persuasion, de la rhétorique, de la propagande et de l’influence. Forte de ses 3 composantes (sémantique, rhétorique et médiologique), les promoteurs de la désinformation cherchent à modifier les rapports de pouvoir via des représentations volontairement faussées, grâce à des technologies de simulacre et des politiques de l’illusion pour « faire croire que ». La désinformation est à la fois une intention, un projet (assimilable à de la propagande) et un résultat espéré auprès de la cible ennemie dont on cherche l’affaiblissement moral.

L’histoire regorge de falsifications historiques, de fausses victoires (dont Marignan !) et ce, dans tous les régimes, avec des techniques rhétoriques éprouvées (renversement de la charge de la preuve, exagération des conséquences…). Apparue plus tard (en 1790)  la propagande a pour objectif de faire adhérer ; elle sera théorisée grâce à l’usage des sondages et des médias de masse (cf Le viol des foules de Thackhotine paru en 1939).

Les conflits intègrent une dimension de guerre psychologique pour déstabiliser l’ennemi (annonce de faux lieux de débarquements lors de la seconde guerre mondiale), attribuer des massacres à l’ennemi (massacres de Katyn en Pologne en 1940) ou créer des tensions pour renverser des gouvernements. « La vérité est la 1ère victime de la guerre », disait Churchill. La guerre de l’information tendra à attribuer la désinformation plutôt au bloc de l’Est lors de la guerre froide et plus tard à la chute du bloc soviétique et des régimes totalitaires de l’Est. Au risque de quelques bavures notoires, comme les charniers fictifs de Timisoara, de la fin de Ceausescu.

Plus récemment, l’opération « Tempête du désert » (1991) verra apparaître un nouveau type de guerre « propre » sans images et sans cadavres. Pas question de renouveler l’erreur du Viêt-Nam attribuée à la couverture des médias. Cette fois, le travail d’occultation sera peaufiné pour légitimer l’intervention armée devant la criminalité de l’ennemi. Les combattants seront accompagnés d’agences de relations publiques, appuyées de l’avis de « spin doctors ».

Chaque conflit devient le théâtre d’imputation de crimes, comme le conflit yougoslave attribué aux Serbes, auteurs de purification ethnique. La seconde guerre du Golfe (2004) donnera un autre exemple de falsification historique avec l’argument choc des armes de destruction massive attribuées à l’Irak pour justifier une nouvelle intervention et la chute du régime de Saddam Hussein… Le travail de désinformation en aval cumulera des photos satellites, de multiples rapports sur la présence d’armes chimiques et biologiques avec le soutien de groupes politiques, de centres de recherche, de thinks tanks et des médias. On connaît la suite…

Grâce au numérique et à L’Internet, les techniques d’illusion sont nombreuses et à portée de clic ou de souris à la fois sur les textes (copié/collé) et les images (Photoshop), au niveau de l’émission comme de la diffusion de désinformation à travers les réseaux sociaux. Les techniques d’illusion, de falsification, de cyber-attaques, de simulacres numériques, de plus en plus sophistiquées, entraînent par réaction des technologies de contournement, de libération, de défense et de vérification (chasse aux rumeurs ou hoax).

On assiste ainsi à démocratisation de la désinformation, mais aussi de la vérification et de la paranoïa complotiste… Les réseaux du faux ont leurs supporters, leurs usines à faux pour créer de faux « amis »/friends (likés), de faux « followers », de faux émetteurs (de faux), des simulacres d’information (faux comptes, algorithmes de faux). Conséquence : les réseaux sociaux peuvent à la fois être à l’origine d’intelligence collective ou de renforcement de communautés de plus en plus fermées, des « bulles » aveugles (« entre soi »), par solidarité victimaire. Il faut rajouter la guerre de l’attention pour être visible (référencement) et orienter le débat rhétorique et politique, avec l’appui des réseaux sociaux.

Les nouveaux pouvoirs contemporains et les conflits correspondants s’organisent autour de valeurs liées aux marchandises, mais aussi à l’(e-)réputation, et aux promesses qui appellent des croyances en leur réalisation. C’est là qu’interviennent les outils de la guerre économique offensive ou défensive (espionnage, sabotage, influence, corruption…). La communication fait place aux stratégies d’influence pouvant conduire à des stratégies manipulatrices de décrédibilisation de mouvements d’opinion et de production de « doute » (cf industrie du tabac). Les techniques de guerre sont basées sur les 4M de Régis Debray : le Message (convaincant), le Médium (à bonne portée), le Milieu (réceptif) et la Médiation (relais), sans chercher à restituer la réalité, mais en créant une nouvelle. Faut-il dès lors des instances, voire des Ministères de la Vérité pour se désintoxiquer des officines (dont certaines étrangères). La référence complotiste -et conspirationniste- est omniprésente.

 

Dans ce contexte, la contre-désinformation tend à se développer sur un modèle inquisiteur et moralisateur. Les théories de complot sont de plus en plus invoquées pour expliquer ou justifier des interprétations de la réalité ; elles représentent une menace pour la démocratie. Car les accusations de mensonges, d’interprétations erronées ou  biaisées par la vision idéologique sont elles-mêmes paralysantes et incapacitantes, qu’elles viennent de la droite (peur de l’autre) ou de la gauche peur du progrès et de la mondialisation). « L’idéologie détermine autant la résistance aux faits qui la contredisent que leur interprétation comme tromperie ». L’idéologie s’oppose ici au réel pour faire oublier les victimes (version de droite) ou dans une version falsifiée imposée aux masses pour les aliéner (version marxiste). L’auteur développe alors deux théories, celle du déni (celle des élites, bénéficiaires du système)  et celle du délit (des opposants au système). L’auteur conclut : « Que faire, sinon  apprendre à reconnaître les méthodes et les constantes du faux, au prix de la méfiance et de l’effort ? Bienvenue dans le brouillard du réel ».

L’ouvrage est riche dense, parfois confus, mais soulève de vraies questions dans un monde (politique et économique) soucieux de transparence et de responsabilité. Mais l’idéologie est toujours à l’affût ; raison de plus de s’en méfier et de rester vigilant.

 

Renvois :

  • Pascal JOSEPHE, La société immédiate – FW N°28.
  • Gérard AYACHE, Homo Sapiens 2.0 (Hyperinformation) – FW N°31.
  • Etienne DUBUIS, Sale temps pour le GIEC (Du Nobel aux affaires) – FW N°39.
  • Bertrand LEMARTINEL, Et l’homme créa la Terre… – FW N°47.
  • Philippe VAL, Malaise dans l’inculture – FW N°56.
  • Julia CAGE, Sauver les médias – FW N°56.
  • Fathallah DAGHMI, Médias et changements – FW N°58.

RM