La perception des diversités dans l’approche transculturelle

Yu Shuo

« Zhuangzi et Huizi se promenaient sur un pont sur la rivière Hao.

Zhuangzi : regarde comme ces gardons se promènent à leur aise. C’est la joie des poissons.

Huizi : tu n’est pas poisson. Comment connais-tu la joie des poissons ?

Zhuangzi : tu n’es pas moi, comment sais-tu que je ne connais pas la joie des poissons ?

Huizi : Je ne suis pas toi. Je ne sais bien entendu pas ce que tu sais. Tu n’es bien entendu pas un poisson. Cela montre que tu ne sais pas ce qu’est la joie des poissons.

Zhuangzi : Revenons à la question initiale. Tu m’as demandé comment je savais ce qu’est la joie des poissons. Tu savais donc que je sais. En fait, je le sais en me tenant au bord de la Hao. » [1]

 

Cette anecdote q’il y a plus de deux mille ans nous invite à poser la question de l’intersubjectivité dans la perception de l’autre, des cultures autres que la sienne. (..) C’est bien ce type de question que se pose le penseur en voyage dans un pays lointain : pourras-tu vraiment connaître la culture que tu observes sans y appartenir ?

Nous précisons la question : comment dans les rencontres Chine – Occident, les acteurs perçoivent-ils des images d’une culture autre que la leur ou les leurs, et quelles en sont leurs réactions et leurs interprétations ? (..) Que produisent ces rencontres ? Que signifie «  la culture chinoise » ou « la culture occidentale » avant et après leurs mélanges dans le creuset alchimique des rencontres ? Si nous menons cette réflexion, c’est aussi grâce aux expériences personnelles singulières de notre vie quotidienne et intellectuelle en Chine et en France, sous les chocs culturels (inattendus tant dans des similitudes que dans des différences), déclages, malentendus ou bonnes ententes. Enfin notre réflexion repose sur des constats concernant les représentations générales des relations Chine-Occident. (..)

 

Trois visions des relations Chine – Occident

Devant cette obsession de la chasse aux différences, nous nous demandons quelle serait l’approche pertinente pour envisager les différences culturelles. Entre quoi, et qui, et à quel moment ? Par rapport à qui et selon quelles motivations ? Les relations Chine – Occident sont souvent marquées par la dichotomie, la fragmentation et l’ethnocentrisme ou le sociocentrisme.

 

Dichotomie

Les représentations des relations Chine – Occident reposent souvent sur une dichotomie : deux entités distinctes, deux blocs cristallisés autour de valeurs partielles et « incompatibles », un Occident doté d’une rationalité conte une Chine qui en serait dépourvue. A travers cette différenciation essentialiste, les théories et les spéculations socio-historiques qui restent enracinées dans un référent occidental prolongent la longue liste des représentations de l’isolement de ces deux mondes : démocratie conte despotisme, individualisme conte collectivisme, éthique économique contre lien de parenté, dignité issue du sens de la culpabilité contre la « face » issue du sentiment de la honte, mode de pensée analytique contre mode de pensée synthétique …..

Bien que la vie quotidienne et la pratique soient complexes et que les universaux soient aussi importants que les différences, ne nombreux spécialistes forgent encore ce type de dualisme abstrait. Aujourd’hui, des études qui se disent « interculturelles » et s’effectuent dans ce comparatisme statique ont pour objectif de donner un mode d’emploi aux hommes d’affaires. Mais elles schématisent deux portraits dessinés depuis l’arrivée des jésuites en Chine, en passant par les penseurs des Lumières et le préromantisme allemand, qui se révèlent peu fiables dès qu’on les confronte aux réalités. Cette logique binaire n’aide pas les hommes de terrain à trouver de bons accès. Prendre au sérieux ces clivages ne peut aboutir qu’à des malentendus et aux barrières imaginaires qui risquent de faire sombrer la relation.

 

Fragmentation

Une deuxième caractéristique des relations sino-européennes est leur fragmentation. Elles restent retranchées derrière des clôtures sectorielles : entre universitaires et universitaires, industriels et industriels, diplomates et diplomates, artistes et artistes ….. Même si les contacts sectoriels sont une nécessité, les différents mondes dont ils relèvent sont en réalité entremêlés. Dans un monde qui fonctionne de plus en plus en réseaux, les institutions classiques et leurs lourdes mécaniques semblent inopérantes. Elles peuvent même, malgré leur bonne volonté, entraver les échanges. Nos expériences nous ont appris que les problèmes de communication et de coordination entre des personnes qui effectuent les mêmes tâches au sein d’une même « culture » sont parfois plus difficiles à surmonter que les difficultés de compréhension ente Chinois et Européens. Dans les échanges inter-culturels, les problèmes générés par des luttes de pouvoir semblent prendre la « culture » pour une arme, un déclencheur, un moyen de pression ou un bouc émissaire.

 

Sociocentrisme

Nous avons tous nos limites dans la perception d’autrui. L’historien sinologue Jacques Gernet nous le confirme : « Il est vrai que toutes les sociétés ont une vision ethnocentrique de l’autre, d’autant plus assurée qu’elle est fondée sur l’ignorance ». [2] Le sociocentrisme ou l’ethnocentrisme se caractérise par une attitude de supériorité à l’égard d’autres sociétés et cultures, en plus d’une perception auto-référentielle. Il permet aux membres d’une société de juger les différences culturelles selon leurs propres normes, paradigmes ou intérêts. Par conséquent, les représentations de l’Autre sont faussées. En voici quelques exemples.

En 1669, paraît à Londres An Historical Essay Endeavouring a probability that the language of China is the primitive language. En référence à la Bible, matrice de la culture judéo-chrétienne, l’auteur montre que Noé aurait enseigné aux Chinois, qui n’avaient pas participé à la construction de la tour de Babel, le langage originaire et la religion. Il serait devenu empereur sou le nom de Yao, « roi légendaire », et depuis les Chinois auraient gardé intactes la langue et la théologie naturelles. Plus étonnant encore, cette quête de la langue universelle continue à harceler l’esprit de certains hommes de note époque qui vont en Chine pour en prouver l’existence. De l’autre côté, fiers de posséder 50 000 caractères d’écriture, les contemporains chinois de Matteo Ricci au 17ème siècle furent choqués par la « pauvreté » des langues latines qui ne comportent qu’une vingtaine de lettres ! Les Chinois actuels n’échappent pas non plus au sociocentrisme. Considérant la renquing (relation humaine) de la tradition chinoise et modelés par les propagandes communistes, ils ont une image d’un Occident essentiellement lucratif et glacé.

 

 

Remettre en cause nos modèles de perception culturelle

Ces représentations stéréotypées nous conduisent à réfléchir sur nos modèles de perception culturelle. Il nous est nécessaire de distinguer les trois termes : culture, inter-culturalité et trans-culturalité.

 

La culture

Comme particularité, elle peut désigner de nos jours un système de contrôle social ou l’ensemble de la pensée et des actions qui distinguent un groupe d’hommes par opposition à d’autres.

[1] = Zhuangzi et Huizi sont deux philosophes chinois (4ième siècle av JC).

[2] = L’intelligence de la Chine. Le social et le mental. (Gallimard)

 

Le texte ci-dessus est paru pour la première fois dans FuturWest N°07 (2003). Il n’a rien perdu de sa pertinence.

 

Liam FAUCHARD / FutureScan / 2003