Les défricheurs : voyage dans la France qui innove vraiment

Bien plus de Français qu’on ne l’imagine vivent déjà selon une échelle de valeurs différente de celle qu’impose la société actuelle. Plus ou moins radicalement, ils se sont détachés du modèle productiviste et consumériste qui nous étouffe. Guidés par un idéal de pragmatisme, ces défricheurs d’un monde nouveau expérimentent et innovent dans des domaines fort divers. Certains, souvent en rupture franche avec la société, vivent dans des yourtes ou dans des « habitats légers ». D’autres, à l’opposé, sont des « alterentrepreneurs » qui se fraient un chemin exigeant, socialement et écologiquement, dans l’économie de marché. Et le champ des expérimentations est vaste : agriculture paysanne et circuits de proximité, écovillages et habitats partagés, renouveau coopératif et solidarité inventive, éducation populaire et écoles alternatives.

C’est cette richesse et cette diversité que révèle ce livre, fruit d’une vaste enquête conduite pendant près de deux ans dans une dizaine de régions. L’auteur a recueilli de très nombreux témoignages et réflexions des acteurs de ce mouvement social invisible, souvent surprenants, toujours passionnants. L’ouvrage s’interroge enfin sur le sens de ce fourmillement d’initiatives. De très nombreux défricheurs rencontrés rejettent la politique mais l’utopie concrète qu’ils vivent a bel et bien un sens politique. Pour autant, le changement social peut-il naître de l’essaimage d’alternatives locales ? Et, au-delà de la convergence vers des valeurs écologiques et sociales qui caractérise cette mouvance, comment définir la postmodernité à laquelle de plus en plus de gens aspirent ?

Eric DUPIN
Les défricheurs – Voyage dans la France qui innove vraiment
La Découverte – 2014 – 275 pages

 

Changer de vie ici et maintenant, sans attendre des lendemains qui tardent trop à chanter, sans plus croire aux promesses politiques : telle est la boussole des citoyens, d’une « autre » France, étonnamment méconnue. De plus en plus nombreux, ils vivent en rupture –plus ou moins radicale – avec les valeurs dominantes de notre société. Cette « autre » France, Eric Dupin l’a découverte à l’occasion d’une précédente enquête qui visait à ausculter très largement la société française, à travers le vécu des citoyens ordinaires (1)… Le nombre important de personnes impliquées dans la quête d’une alternative aux figures imposées du consumérisme, du productivisme et de la compétition sociale mais aussi la vitalité de cette nouvelle marginalité se sont alors révélés suffisamment marquants pour susciter l’envie de mieux appréhender le phénomène. Ils ne pouvaient sans doute laisser l’auteur -ancien militant socialiste, participant et observateur de différentes expériences autogestionnaires des années 70 – totalement insensible. Il en a résulté une nouvelle enquête de terrain marquée par le de recueil de quelques 150 témoignages à travers 10 régions.

Au premier abord, la notion de « défricheurs » peut paraître quelque peu fourre-tout » tant elle recouvre des expériences disparates et des profils de personnes qui entretiennent des rapports extrêmement divers à la société. A la pointe de cette volonté de rupture, on trouve des groupes de décroissants radicaux qui vivent dans des habitats légers ou des lieux alternatifs. S’ils ne sont encore que quelques milliers, leurs initiatives se multiplient et le mensuel qui semble fédérer cette mouvance tire aujourd’hui à 20 000 exemplaires. Une seconde strate est composée de personnes qui sans être en rupture franche avec la société interviennent sur ses marges, à rebours de la logique dominante. On y retrouve les mouvances de l’économie sociale et solidaire, des circuits de consommation courts, de l’agriculture biologique, de l’habitat partagé ou encore de l’éducation populaire portée par l’expérimentation de pédagogies alternatives. Quelques chiffres illustrent l’importance du développement de cette seconde sphère. On dénombrait en 2012, environ 1600 AMAP (Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne) qui nourrissaient près de 200 000 consommateurs, tandis que 15% des exploitations agricoles françaises (environ 80 000) étaient engagées dans des démarches de circuits courts. De même, le renouveau du mouvement coopératif est révélateur de la mutation en cours. A la fin 2012, 2165 sociétés employaient 43 860 salariés, soit 15% de plus que quatre ans auparavant.

Si d’autres chiffres restent modestes, par exemple en matière d’agriculture biologique (4,7% des exploitations) ou encore dans le domaine de l’habitat partagé (200 projets en 2012), ces défricheurs semblent avoir un impact croissant dans l’opinion. Ils entrent en résonance avec une sensibilité de plus en plus partagée, parfois rassemblée derrière le vocable de « créatifs culturels ». Privilégiant la coopération sur la compétition, l’être sur le paraître, la connaissance de soi sur la domination des autres, ceux-ci représenteraient quelques 17% de la population selon une enquête de publiée en 2006.Si le champ de l’enquête apparaît donc très vaste au regard de la diversité de profils et d’expériences, il est également frappant de constater que des personnes, pourtant dissemblables, convergent vers des visions du monde relativement proches. Elles ont en commun de rejeter, à des degrés divers un système oppressant et manipulateur. Et d’explorer, de manière pragmatique, d’autres modes de vie et/ou de nouvelles manières de travailler.

Deux autres caractéristiques importantes semblent rapprocher ces défricheurs. Il s’agit en premier lieu de leur rapport structurant à l’écologie, doublement envisagée au plan philosophique et pratique, bien plus qu’au plan politique et partisan. Loin des envolées idéologiques des décennies précédentes, ce sont des personnes qui souhaitent avant tout changer la société en mettant en adéquation leurs paroles et leurs actes. Pour autant, il s’agit souvent d’une écologie à forte coloration sociale, loin des clichés du « bobo » hédoniste et égoïste, qui associe fortement le respect de la nature et la qualité des liens humains. La seconde caractéristique est liée à un profond désir d’autonomie. L’aspiration à reprendre le contrôle de son existence, en échappant aux contraintes imposées par les structures économiques et sociales. A titre d’illustration, si le concours des collectivités locales est souvent accepté pour appuyer certains projets, nombreux sont, en revanche, ceux qui refusent les minimas sociaux. De manière générale, le purisme idéologique semble loin de les obséder. Ils naviguent sans difficultés apparentes entre des références hétéroclites en privilégiant avant tout le faire sur le dire et la réalisation d’une utopie concrète. Les défricheurs ne se reconnaissent guère dans les partis politiques traditionnels, y compris ceux de l’écologie. Ils sont dans leur immense majorité très éloignés de la sphère politique ou médiatique qu’ils semblent rejeter de manière beaucoup plus forte que l’ensemble des Français.

Si le mouvement apparaît en expansion en termes de diffusion de valeurs et d’initiatives, il n’est pas exempt cependant de limites et de contradictions internes. Elles sont en premier lieu sociologiques. Une grande partie de la population reste étrangère aux prises de conscience écologiques véhiculées, tandis que le monde des défricheurs demeure très atypique par rapport à l’ensemble de la population française. Si l’on y constate avec intérêt une féminisation très marquée de l’engagement, il s’agit aussi bien souvent de personnes issues des classes moyennes, à faible capital économique, mais dotées d’un haut niveau culturel. Les personnes issues de milieux plus modestes ou de l’immigration y sont globalement peu représentées. Par ailleurs, ces initiatives sont encore inégalement réparties sur le territoire français avec une prédominance dans le sud et l’ouest du pays. Il se révèle globalement réduit à l’échelle nationale même s’il représente, à l’inverse, une force parfois non négligeable dans certains territoires. Ainsi, des départements ou territoires historiquement marqués par des déprises démographiques et économiques, comme l’Ardèche, la Drôme, l’Ariège ou la Lozère apparaissent parfois comme de petits laboratoires d’innovation en matière de développement et d’initiatives locales.

La recherche d’une « postmodernité » écologique en réponse aux crises de la modernité -et de ses multiples tyrannies de vitesse et de consommation – peut aussi l’exposer aux risques de dérives fondamentalistes. Le rapport parfois problématique de certains défricheurs au progrès technique, souvent empreint de rejet, l’idéalisation du passé et la nostalgie pour des approches exclusivement traditionnelles, le mythe de l’autarcie totale en matière alimentaire ou énergétique sont à cet égard révélateurs. Le cheminement historique lui-même invalide pourtant l’option du retour au passé. Si le futur peut s’inspirer de leçons du passé, il reste condamné à s’inventer lui-même mais cette perspective n’est pas toujours prise en considération…

Au regard de ces caractéristiques, mais aussi de l’aspect relativement individuel des motivations et de l’engagement de nombre de défricheurs, la question se pose de savoir si ce fourmillement d’alternatives concrètes – déjà constaté à d’autres époques – est réellement en train de révolutionner la France de l’intérieur ? De fait, la thèse de l’essaimage et de l’imitation au cœur de la construction d’une alternative – telle qu’elle est théorisée par certains mouvements, comme les Colibris de Pierre Rabhi – apparaît contestable. Les caractéristiques propres à cette mouvance rendent problématique la conversion de pans entiers de la société française qui en sont trop éloignés pour être au contact de ces expériences.

En dépit d’évidentes limites pour faire concrètement basculer la société toute entière dans un processus de transformation sociale et écologique, ce « mouvement social inconscient » devrait continuer à gagner en influence au cours des années à venir. Il traduit en réalité une sorte de révolution tranquille que l’on constate à l’échelle de l’ensemble des pays développés, voire et de certains pays émergents. De manière simultanée, et dans des contextes géographiques et socio-culturels très différents, fleurissent des réalisations semblables autour de l’alter-consommation, des monnaies locales, des coopératives de travail et d’habitat, de jardins urbains, d’agriculture durable ou de recherche de nouvelles formes participatives de démocratie. A cela s’ajoute l’attrait croissant qu’exercent les défricheurs auprès d’une jeune génération aussi éduquée que désenchantée et souvent confrontée à la rareté du travail ou au rejet d’une société angoissante.

A défaut de paraître accessible à moyen terme, la question de la masse critique à partir de laquelle la société toute entière pourrait basculer dans un autre paradigme reste donc posée. Il ne faut pas cependant sous-estimer les résistances multiples qui se poseront à un changement de ce type, en premier lieu la capacité de résistance du système capitaliste et/ou bureaucratique lui-même. Tout cela semble dessiner in fine le scénario possible de deux mondes parallèles qui coexisteraient dans le futur. D’un côté, une minorité substantielle, à la recherche d’une vie saine, en rupture avec le système productiviste et consumériste ; de l’autre, la majorité de la population restant soumise à ses contraintes, -voire à son attrait dans le cas des pays émergents. Une telle dualité laisserait non seulement entière la question écologique mais poserait aussi un grave problème de progrès et de cohésion sociale entre deux mondes aux valeurs antagonistes très inquiétantes.

La recherche d’un véritable débouché politique apparaît dès lors essentielle. Elle ravive non seulement de vieux débats sur les limites respectives des approches réformistes et des approches révolutionnaires et sur la manière de les transcender. Elle amène surtout son lot de questionnements nouveaux sur la façon d’’articuler efficacement transformation sociale et transformation personnelle au service d’une « transition » de l’ensemble de la société d’un capitalisme gouverné par la finance vers une écologie sociale. La recherche profonde et personnelle de la « joie de vivre » posée comme alternative à la satisfaction du « plaisir » -promis par le système consumériste – devient ainsi une question politique émergente. Au terme de son voyage, l’auteur souligne combien la richesse insoupçonnée, la capacité d’innovation de ce monde alternatif est porteur d’espoir et d’enthousiasme au milieu d’une France profondément dépressive. Là se trouve peut-être le salut…

CDV