Les dérives du capitalisme, la financiarisation à outrance et la crise qu’elle a engendrée ont eu pour effet de remettre au goût du jour la figure de l’Etat-Nation, pensé comme facteur d’intégration et comme rempart indispensable face aux turbulences de la globalisation. Face à ce retour en force d’une pensée protectionniste des sociétés contemporaines, de plus en plus décalée par rapport aux réalités économiques et stratégiques, ce livre met en lumière les limites du paradigme étatique et propose de penser résolument au-delà de l’Etat.
De toute part émergent des interrogations sur les alternatives possibles aux formes de pouvoir qui se sont historiquement imposées comme corrélatives de la toute-puissance du marché et du capital. Questionnement du partage du sensible, revival de la société contre l’Etat, réflexions sur les relations entre pouvoir et résistance, remise en chantier du micro-politique et du moléculaire, réactualisation du débat sur le communisme, c’est véritablement un champ expérimental qui s’ouvre au croisement de la philosophie et de l’antrhopologie politique.
Marc ABELES
Penser au-delà de l’Etat
Belin – 2014 – 110 pages
Si le titre de l’ouvrage est simple dans la formulation il est ambigu dans le sens. Nous pouvons y voir au moins deux significations :
¤ L’Etat est un facteur d’intégration et, dans la crise que traversent nos sociétés il est invoqué comme un rempart indispensable face aux turbulences de la mondialisation. Mais au-delà de l’Etat institutionnel il n’est pas interdit (voire recommandé) au citoyen, de penser et donc d’agir dans le cadre des institutions. Le citoyen ne doit pas être un individu servile dans une position dominant/dominé.
¤ L’Etat n’étant plus adapté à la nouvelle situation mondiale, il est impératif de penser (et de mettre en place progressivement) un nouveau mode de gouvernance de la Nation. Déjà en son temps, Marx prônait l’extinction de l’Etat.
Pour lever cette ambiguïté, accompagnons l’auteur dans la tribu des anthropologues. On y rencontre des « grands-prêtres » sont déjà connus : Balibar, Baudrillard, Clastres, Deleuze, Derrida, Engels, Foucault, Guattari, Levi-Strauss, Marx, Sartre……
Leur connaissance des sociétés primitives leur permet d’élaborer des théories sur l’apparition de l’Etat, le désir d’Etat, le désir de pouvoir, les limites du pouvoir, l’asservissement des masses. Ils s’inspirent souvent de situations complètement décalées par rapport à la réalité contemporaine. Si pour certains, l’Etat a toujours existé, on découvre qu’il y avait des sociétés avec Etat et des sociétés sans Etat. Le surgissement de l’Etat nous renverrait à la nature humaine, à un désir qui porte les uns à commander, les autres à se soumettre (servitude volontaire). Néanmoins, la transcendance du pouvoir recèle un risque mortel.
Pour l’explorateur de la tribu des anthropologues, il est difficile d’avoir une vision claire de la problématique : d’une part méconnaissance de la langue et de vocabulaire et d’autre part différences entre les membres de la tribu : l’analyse de la fonction de « grand-prêtre » par l’un prenant l’exact contre-pied par l’autre, dans une attitude de rupture l’un par rapport à l’autre. [NOTA : L’anthropologie n’est pas une « science » exacte.] Nous découvrons aussi qu’il y a des effets de mode. Par exemple, la réapparition d’une question qui avait pu sembler définitivement anachronique, comme la question du communisme. Tout ceci met en évidence la complication des processus de la réalité sociale et de l’initiative humaine.
Au fil des pages, on apprend que le pouvoir d’Etat ne peut pas être tout puissant : l’insoumission est le corrélat de pouvoir ; il n’y a pas de pouvoir sans résistance. Le pouvoir ne peut s’exercer que sur des sujets libres. Cette liberté est synonyme de créativité, d’ouverture sur le Monde, d’innovations, voire de ruptures ; i.e. sortie de la domination capitaliste (Le Capital crée ses propres fossoyeurs). Nos sages dissertent sur la possibilité de tout être humain d’accéder à la citoyenneté. Cet idéal de non-discrimination se heurte cependant à la réalité des différences et des inégalités – notamment biologiques. Cet affleurement de la différence contredit sans cesse le discours de l’universalisme et alimente la machine de guerre contre l’Etat.
Dans le contexte de la Globalisation, le paradigme de l’Etat-Nation qui a dominé le 20e siècle se trouve ébranlé par l’émergence de nouveaux modes de « gouvernementabilité » infra ou supranationale. Les facilités de communication, la mobilité, les déplacements jouent un rôle essentiel ; ceci explique la focalisation sur la question des immigrations, sur les catastrophes humanitaires… Les auteurs arrivent à mettre en cause la souveraineté nationale et arrivent à l’obligation (?) de penser un Monde « déterritorialisé ». Le statut de réfugié disloque le triptyque Etat-Nation-Territoire hérité de l’âge classique. L’existence de minorités actives et de réseaux informels qui se situent hors du cadre institutionnel agissent dans le même sens. L’Etat n’est plus identifié comme le représentant unique et homogène de la société. Il est doublement débordé aussi bien comme opérateur théorique que comme objet politique de référence.
L’étude d’organisations transnationales comme l’OMC – Organisation Mondiale du Commerce – permet de nous projeter au cœur d’un dispositif où, tout en affirmant la primauté des Etats-Nations, la nécessité d’élaborer des règles collectives et la mise en place d’un organisme de règlement des différends, implique le dépassement des intérêts nationaux. La question du coton qui oppose depuis plusieurs années les Pays riches et les Pays pauvres – pour qui cette culture représente parfois l’essentiel du revenu agricole – est un exemple de la domination des Etats forts.
Finalement, le défi est de penser de nouveaux concepts pour mieux appréhender la complexité du réel. La position de l’anthropologue est paradoxale : si sa vocation est bien d’observer et de rendre compte, le fait d’observer affecte directement l’objet observé. L’auteur nous cite honnêtement son séjour chez les Ochollo d’Ethiopie méridionale mais aussi celui avec … nos députés quand il étudiait l’Assemblée Nationale. Observateur, il se garde bien de conclure. S’il faut penser au-delà de l’Etat, il met en avant que différents chemins s’offrent à nous. Il prend acte que des propositions et des initiatives existent, dynamiques qui prolongent dans leurs contextes spécifiques les processus de Globalisation et contribuent à ouvrir d’autres formes d’actions et de nouveaux espaces.
L’auteur ne donne pas de consigne de vote.
Au lecteur de poursuivre ses explorations et de penser au-delà du présent.
Renvois :
¤ Valérie CHAROLLES, Le libéralisme contre le capitalisme – FW N°23.
¤ Daniel INNERARITY, La démocratie sans l’Etat – FW N°36.
¤ Gustave MASSIAH, Une stratégie altermondialiste – FW N°42.
¤ Jacques BIDET, L’Etat-Monde / Libéralisme, socialisme, communisme… – FW N°50.
PQ