Penser et agir avec la nature

Que signifie « protéger la nature » ? Répondre à cette question concrète, urgente, suppose d’affronter une question proprement philosophique. Car la notion même de « nature » ne va plus de soi. On a pris l’habitude d’aborder l’environnement à partir des oppositions entre nature et culture, naturel et artificiel, sauvage et domestique, que la globalisation de la crise environnementale a effacées : le changement climatique remet en cause la distinction traditionnelle entre histoire de la nature et histoire humaine.

Ces oppositions tranchées n’ont plus lieu d’être, mais leur effacement ne signifie pas pour autant le triomphe de l’artifice. On peut continuer à parler de « nature » et même en parler mieux, parce qu’il n’y a plus à choisir entre l’homme et la nature, mais plutôt à se soucier des relations entre les hommes, dans leur diversité, et la diversité des formes de vie…

L’originalité de cet ouvrage tient à la démarche qui l’a inspiré : il s’agissait de conduire une enquête philosophique alliant l’exigence conceptuelle à des études empiriques et aux acquis scientifiques (en écologie, éthologie, biologie, etc.). Ce faisant, il articule des questions qui trop souvent, s’ignorent : une réflexion sur la nature et une réflexion sur la technique – qui ne soit pas oublieuse de la nature.

 

Catherine LARRERE, Raphaël LARRERE

Penser et agir avec la nature

La Découverte – 2015 – 335 pages

 

En 1637 dans le « Discours de la Méthode » Descartes donne comme objectif à ses contemporains, aussi bien pour la santé que pour le développement de l’esprit, de « nous rendre maîtres et possesseurs de la nature ». Nous, bien sûr, les hommes, mais lesquels ? Probablement pas les savants dont les auteurs dénoncent la « dictature platonicienne » qui s’exerce sur les questions environnementales, regrettant que « toute autorité soit donnée aux scientifiques, là où il faudrait un règlement démocratique ». Quant à la nature, laquelle ? Sauvage ? Sans présence humaine, ni trace de l’activité humaine, même très éloignée dans le temps ?

 

Une nature sauvage, primitive, telle qu’au début du 20e siècle Théodore Roosevelt la voulait pour développer le caractère éminemment viril des activités récréatives auxquels pouvaient s’y livrer les héritiers des pionniers. La dimension récréative de cette wilderness a joué un rôle décisif dans la protection de la nature. Il s’est alors agit de conserver, ou de reconstituer des espaces vierges d’une présence humaine permanente, à l’image des territoires conquis par les premiers colons – en ignorant que la population autochtone en raison des épidémies importées par les premiers européens avait été divisée par 10 ou 20 depuis la découverte de l’Amérique, soit en un peu plus de 100 ans (1492-1607). Ce qui fait que cette wilderness n’est pas protégée pour elle-même mais pour sa valeur d’usage, orientation assez contradictoire avec l’idée de protection d’une nature sauvage.

Les critiques se multiplient à partir de 1983, William Cronon , explique que ces territoires résultent du travail des amérindiens et de l’évolution résultant de leur disparition. La wilderness a donc une histoire, elle est un produit de la colonisation américaine. Deuxième difficulté, pour de nombreux défenseurs de la nature, « la Nature n’est la Nature que quand il n’y a personne dedans ». Comment la protéger, et encore plus y avoir des activités viriles ? Ce débat souligne le dualisme de la représentation occidentale de la nature et de l’homme. Dualisme dont l’origine est triple : la philosophie gréco-latine (seuls les hommes sont doués de raison), la tradition judéo-chrétienne (l’homme être de grâce et non de nature), la modernité scientifique (séparation du sujet et de l’objet, autonomie morale du premier). A cela s’ajoute deux « sophismes » : Christophe Colomb a débarqué sur une terre vierge et sauvage, et, l’intervention humaine ne peut qu’altérer la nature. Ce qui conduit à une vision statique de la protection de la nature. Vision issue du dualisme dominant, s’y opposer revient à privilégier soit un monisme de la culture : tout est culture et c’est la fin de la nature, soit un monisme de la nature : l’homme est un être naturel, et toutes les actions de l’homme ne font pas disparaître la nature !

 

Les années 1980 marquent un changement de paradigme aux « équilibres de la nature » se substitue une nature « en flux ». L’équilibre n’est plus qu’une exception, l’ordinaire est le changement. Retour d’Héraclite ! Naît ainsi une « écologie des perturbations », « les écosystèmes ne sont plus que des quasi-entités ouvertes, aux frontières incertaines, exposées aux perturbations et prises dans une dynamique sans direction fixes ».

La disparition des espèces, probablement la sixième mais dont les hommes serait responsables (?), conduit au développement d’une biologie de la conservation. Il s’agit de lutter pour maintenir la biodiversité (mot apparu en 1986) à tous les niveaux aussi bien à celui des espèces qu’à celui des gènes ou à celui des paysages. On passe alors d’une vision statique et quantitative de la diversité à une vision dynamique et qualitative. La wilderness devient alors un espace de lutte contre l’érosion de la biodiversité.

 

Mais là encore les questions vont se multiplier : de quelle biodiversité parle-t-on ? De celle des paysages ou de celle des parcelles ? De celles des populations (plantes, insectes, animaux …) uniquement autochtones ou aussi des exotiques ? Et les autochtones le sont depuis quand ? Face à l’évolution naturelle conduisant à la domination de certaines espèces, donc à une réduction de la biodiversité, que faire ? Intervenir ? Piloter ? Artificialiser la nature pour en maintenir la diversité ? Qui juge de la pertinence des choix ? Les experts ou les populations locales, indigènes, qui ont coproduite la diversité actuelle ? La convention de Rio en 1992 a affirmé « la fonctionnalité écologique » des savoirs locaux, mais certains considèrent qu’il s’agit là d’une position politique de soutien aux populations locales. Et même que « la biodiversité serait mieux protégée, au niveau mondial, par ‘‘une humanité très uniformisée par des technologies de pointe [qui] produira une ingénierie écologique préservant la biodiversité plus efficacement que la diversité culturelle’’. » Choix politique.

 

Cette même convention de Rio, en accordant à chaque pays un pouvoir souverain sur ses ressources génétiques, a rendu possible la mise sur le marché des ressources génétiques et fait des Etats les intermédiaires entre le local et les multinationales entre autres pharmaceutiques. En deçà des malversations possibles apparaît la problématique liée au langage : les concepts de culture et de nature sont propres au monde occidental, les échanges se font dans ce cadre culturel et juridique qui n’est pas celui des populations autochtones. Ce qu’illustrent les Aborigènes d’Australie expulsés de Tasmanie et répondant aux colons australiens « Votre nature, c’est notre culture ».

 

« Les écologues commencent à réaliser que la diversité locale porte l’empreinte à la fois de processus globaux tels que la formation et la dispersion des espèces et de circonstances historiques uniques. » (Robert Ricklefs 1987) Cette évolution va permettre de percevoir que l’action de l’homme dans la nature n’est pas forcément destructrice, que la wilderness n’est plus nécessaire à la défense de la biodiversité, et que l’on passe d’une nature qui s’impose à une nature que l’on choisit, qui est désirée. Un exemple de cette évolution est l’apparition d’une « quatrième nature » dans une friche industriel de Berlin-Ouest, friche riche de populations « aliennes », ce que Gilles Clément nomme un Tiers paysage : ni espace protégé, ni espace exploité, un espace délaissé « n’exprimant ni le pouvoir ni la soumission au pouvoir ». Mais une fois transformé en projet, puis en parc naturel, cet espace ne fait plus partie du Tiers paysage ! Première étape vers sa disparition !

 

Là où l’on croit protéger la diversité génétique d’une population, on peut réduire la diversité spécifique du milieu et réciproquement la diversité mosaïque d’un paysage n’est pas favorable à toutes les espèces. Les décisions à prendre dépendent donc de l’échelle à laquelle on se place et des critères retenus. De plus cette approche réduit la biodiversité à un stock de ressources négligeant les interactions qui relient les espèces et les milieux, ce qui soulève autant de problèmes qu’elle apporte de solutions. Le milieu humain cessant d’être perçu comme uniquement destructeur, l’écologie contemporaine réinscrit les hommes et leurs activités dans la nature, étape vers une « écologie de la réconciliation ». L’érosion de la biodiversité n’est alors plus attribuée à l’activité humaine mais à une forme particulière de celle-ci : la standardisation des techniques, et la « McDonaldisation » des modes de vie. Il faut donc admettre qu’il n’y a pas qu’une seule solution. Il faut savoir entrer en controverse avec les différents acteurs, s’interroger sur la pluralité des relations que les hommes entretiennent avec des vivants non-humains. Se rôder à de nouvelles procédures démocratiques, où le non-humain est représenté. Faire coexister le désir de fréquenter une nature sauvage et celui de la jardiner. Ce qui conduit à réévaluer ce qui distingue l’artifice et la nature. Il y aurait artifice dès qu’il y a intervention humaine (les objets techniques, les infrastructures, les êtres naturels instrumentalisés, les espaces gérés) et en face des espaces naturels dont on veut ignorer qu’ils sont hybrides, productions conjointes des hommes et de la nature. Que l’on soit technophile ou technophobe dans les deux cas est reconnu la puissance de la technique. Et c’est cette puissance, ses succès qui créent les problèmes rencontrés. Ce qui a conduit Hans Jonas à définir son « principe de responsabilité ». La technique doit être l’objet d’un contrôle moral, d’une maîtrise morale, pour protéger la liberté de choix des générations futures, « Le genre humain est obligé d’aller de l’avant et de tirer de la technique elle-même les remèdes à sa maladie en y ajoutant une dose de morale modératrice. »

 

La distinction entre le naturel et l’artificiel remonte à Aristote, est naturel ce qui a en lui-même son principe, l’artefact le reçoit de l’extérieur – la forme est donnée à la matière – mais l’un et l’autre sont finalisés ce qui permet d’utiliser l’artificiel pour décrire et expliquer le naturel. Nous n’étudions la nature qu’à travers nos modèles technologiques, horloge, ordinateur,… Pour Descartes les artefacts font partie de la nature puisqu’ils suivent les mêmes lois physiques que l’environnement naturel. La nature est elle-même un artefact, une machine, et l’homme est hors de cette machine puisqu’il est seul à penser. Le reste est, nous dira Kant, dans la catégorie des moyens, ce que l’on nomme des choses, il est donc normal de se les approprier. A la fin du 20ième siècle, Jean Pierre Séris dit « l’artificiel … est l’explorateur d’une nature inconnue, d’une nature possible, de toutes les natures possibles. » Plus explicite Claude Debru aborde les biotechnologies à partir de la question des possibles. « La possibilité pour l’homme de modifier les structures biologiques résulte bien du fait que l’évolution produit des structures marquées de l’espèce particulière de nécessité propre aux choses contingentes, nécessité telle qu’une variation est toujours possible sans ruiner la stabilité de l’ensemble. » Une variation toujours possible, non prévue, non prévisible. Les auteurs nous disent « On parle de sérendipité, ou de hasard heureux lorsqu’on découvre, par accident ou par sagacité, des choses en quête desquelles on n’était pas. C’est inscrire le hasard, ou la contingence, au cœur de la recherche. »

 

Ce constat permet de distinguer deux grandes catégories de techniques, d’une part les arts du faire dont relèvent les arts et métiers de l’artisanat et de l’industrie, d’autre part les arts du faire-avec telles que l’agriculture, l’élevage, la médecine, les fermentations contrôlées. Produire et piloter. Le premier surtout attentif au Marché, le second au contexte, à l’environnement naturel complexe, et à l’environnement social tout aussi complexe. Les arts du faire tendent à la standardisation, ceux du faire-avec, compte tenu des variations du contexte spatio-temporel, à une grande variabilité des processus. Il s’agit pour ces derniers de faire avec, pas de maîtriser. Leurs résultats ont des conséquences sociales déjà identifiées par Rousseau. Pour Gilbert Simondon les objets techniques incorporent du social et configurent les rapports sociaux. Ils devraient même être considérés comme des partenaires sociaux. [Aujourd’hui, on parle même d’un droit des robots !]

 

De la protection de la nature, de la wilderness, à l’actuelle « restauration écologique » – qui entend « piloter des dynamiques naturelles pour s’orienter vers des milieux ou des paysages qui soient préférables à leur situation actuelle ou à ce que pourrait être leur évolution spontanée, tant du point de vue de la biodiversité que de celui des affaires humaines » – qu’elle évolution de la place de l’homme qui de destructeur devient partenaire « organismes et populations entraînent des modifications du milieu qu’ils habitent ou qu’ils fréquentent. Ils s’adaptent au milieu, mais en retour ils le transforment et construisent ainsi leur niche écologique ». Voilà l’être humain intégré à la nature. Adieu Descartes !

Restaurer, pour Paul Taylor théoricien de l’éthique environnementale, il s’agit de « justice restitutive ». C’est-à-dire réparer les milieux dégradés – carrières, friches industrielles, etc. – et même d’intégrer le coût de la destruction d’espèces et de milieux dans l’évaluation de tout projet d’installation industrielle, d’infrastructure ou de lotissement. Ce qui revient à attribuer une valeur marchande à la biodiversité et donc à échanger son maintien contre un montant…

 

Ce qui nous ramène à l’article 1er de la Convention de Rio qui définissait les trois piliers du développement durable : conservation de la nature, utilisation durable (entendre croissance), équité c’est-à-dire justice distributive. Il ne s’agit plus de la valeur intrinsèque de la nature, mais de sa valeur instrumentale, elle-même envisagée que comme valeur économique. « On ne protège bien que ce qui a de la valeur ! »

 

Cette évolution trouve sa source dans la conception politique de la souveraineté, dans la conception juridique de la propriété (brevetabilité), dans la conception économique de l’échange marchand, et dans la conception technoscientifique (biologie moléculaire, chaque « brique » est identifiable, brevetable et commercialisable). Ces conceptions ont convergé pour faire primer la logique marchande sur la logique de conservation des milieux. Où est alors le bien commun ? Cette expression fait problème, car le bien commun suppose le libre accès à ce bien (article 714 du Code civil français), alors bien public ? Pas plus.

Pourquoi les populations autochtones du Sud accusent les multinationales du nord de biopiratage ? Pour le Sud les hommes ne sont pas séparés de la nature, « la culture est ce qui lie humains et non-humains dans une communauté de vie : monde commun plutôt que bien commun … », pour le Nord les éléments convoités dans la biodiversité peuvent être prélevés à volonté tant qu’on n’épuise pas la ressource, « c’est une chose naturelle » sans dimension culturelle. Cette vision dualiste « s’exporte mal » vers des sociétés qui ne séparent pas l’intrinsèque et l’instrumental. Il faut donc prendre en considération le pluralisme culturel. « A partir du moment où l’on remet les hommes dans la nature, la question n’est plus d’arbitrer entre l’homme et la nature mais d’accorder les différentes conceptions de la nature qu’ont les communautés humaines, ou, plus exactement les différents mondes communs qu’elles composent avec les non-humains. »

 

Avec le changement climatique il apparaît que ceux qui en souffrent le plus n’en sont pas à l’origine [si l’on retient l’hypothèse d’un changement d’origine anthropique], d’où l’apparition d’une justice environnementale, d’un « tribunal de la dette » pour mettre en évidence la responsabilité des pays du Nord suite à l’industrialisation et à l’hégémonie économique dans des rapports inégaux. « Les pays du Nord ont consommé une part importante du capital naturel de la planète ». Cependant, l’ignorance des conséquences, par les générations précédentes, fait qu’il n’y a pas de faute morale, ce que reconnaissent les protocoles internationaux qui prennent l’année 1990 comme état initial, ouvrant ainsi une responsabilité prospective et l’effacement de la responsabilité historique. Il n’en reste pas moins que l’existence des pays riches en zones tempérées, même s’il est le résultat d’une histoire, correspond à une inégalité des chances, bien qu’elle résulte d’une situation imposée par le hasard ou les circonstances. Ce qui devrait ouvrir le droit à une justice redistributive. Mais « être en dette et le reconnaître signifient que l’on fait partie de la même communauté, du même monde commun… Reconnaître la dette écologique c’est reconnaître que nous faisons partie de la communauté que forme la biosphère … » La dette écologique correspond pour les pays du Sud à une compensation équitable, mais aussi à une égalité entre les partenaires, égalité que les politiques coloniales et postcoloniales ont bafouée. « Comprendre la justice environnementale c’est donc comprendre l’articulation du social et de l’environnemental au sein d’une unité culturelle… où se rassemble des humains et des non-humains dans un même espace. » Cette communauté si elle existe localement, sous des formes diverses, reste à construire au plan global…

 

Le dualisme occidental entre nature et société est la source du conflit entre philosophie de la nature et philosophie de l’histoire.  Sortir de ce conflit n’est ni opter pour l’une ou pour l’autre philosophie, ni opter pour une impossible synthèse, mais élaborer une philosophie de l’action. « Comprendre l’agir environnemental comme un agir politique ».

En conclusion un ouvrage d’une très grande richesse, exposant la grande variété des points de vue sur les rapports entre la nature et la culture, montrant les évolutions de compréhension dans le temps et leurs différences selon les cultures et les régions. En face de la diversité naturelle, de la biodiversité, existe une diversité culturelle que le réductionnisme marchand n’a pas encore éliminée, et qui n’a pas encore appris à dialoguer dans le respect de sa diversité. Mais le chantier est ouvert …

 

Renvois :

 

¤ Jean VIARD, Lettre aux paysans sur un Monde durable – FW N°28.

 

¤ Sylvie BRUNEL, A qui profite le Développement Durable ? – FW N°31.

 

¤ Benoît RITTAUD, Le mythe climatique – FW N°37.

 

¤ Igor GRAN, L’écologie en bas de chez moi – FW N°47.

 

¤ Trinh Xuan THUAN, Le cosmos et le lotus – FW N°47.

 

¤ Patrick FORTERRE, De l’inerte au vivant – FW N°50.

 

¤ Francesca MERLIN, Mutations et aléas (Hasards de l’évolution) – FW N°53.

 

 

JP