Demain les territoires, capitalisme réticulaire et espace politique

Martin VANIER

Hermann – 2015 – 216 pages

Véolia, Suez, Transdev, Vinci, Eiffage, Orange … voilà des entreprises phares du capitalisme réticulaire à la française qui exportent ce modèle de gestion des territoires. Issues d’un ex-monopole d’Etat ou organisées en oligopole, ces sociétés ont muté au cours du XXe siècle pour toujours mieux s’approprier les domaines de l’eau, des déchets, des transports, de l’énergie… Le cadre européen de l’ouverture des marchés à la concurrence les amène à concevoir leur capacité d’extension sur de nouveaux réseaux et à redessiner les contours de leur intervention dans le maillage français.

Si certaines communes françaises font le choix d’adopter un système de gestion de leur service d’eau en régie, cette tendance reflète surtout le désintérêt de ces grandes sociétés (ici Veolia, Suez et Saur) vis-à-vis d’un marché mature. Ces entreprises préfèrent exporter leur savoir-faire vers les pays émergents et se consacrer aux villes qui investissent sur de nouveaux réseaux dits « intelligents ».

L’aménagement numérique du territoire constitue un tournant dans l’intérêt porté à ce marché des réseaux, estimé entre 25 et 30 G€ en France, soit le montant de l’investissement total de la desserte programmée à 2022. L’ouverture à la concurrence pour ce secteur est favorisée au sein des zones AMII (Appels à Manifestation d’Intention d’Investissement) à savoir les principales communautés d’agglomérations. La hiérarchie urbaine a même été accentuée selon les règles du capitalisme réticulaire au travers de la venue d’opérateurs télécoms internationaux sur les villes majeures, tels que les anglais Colt et Interoute. Le rural est laissé quant à lui au bon vouloir de l’opérateur historique, conditionné au soutien des collectivités.

Ces deux approches, sur l’eau et le numérique, demandent de s’arrêter sur la définition d’un réseau entendu ici comme l’imbrication de l’infrastructure en tant que support matériel (tuyau, rail, fibre…) et de l’infostructure (données usagers, consommation, localisation…) qui active les services associés à l’infrastructure. Les réseaux devenus « intelligents » avec les technologies numériques (le « big data ») apparaissent comme un nouveau défi pour les collectivités urbaines à l’heure de la « smart city ».

 

Le recours à ces prestataires privés pour le déploiement de l’offre de services de base dans les territoires vient bousculer le mode d’administration des collectivités françaises. Engagée dans une « réforme territoriale inachevée depuis 30 ans », M.V. déplore les débats inféconds autour de la décentralisation avec la « mythique exclusivité des compétences » et « l’impasse de la bonne taille ». Son rappel de la citation d’Yves Mény (dans La République des Fiefs 1992, revue Pouvoirs n°60) accentue le trait sur l’impuissance des collectivités face au capitalisme réticulaire, à savoir : « La décentralisation est de ce point de vue, le Gouvernement des notables par les notables et pour les notables ». Pour enfoncer le clou, M. V. rappelle les critiques du cumul des mandats, du mélange partisan entre élus et administratifs, d’une gestion des stocks (par les impôts fonciers) sans projet (perte d’intérêt de politiques liées à l’attractivité des territoires depuis la fin de la taxe professionnelle)…

 

Pourtant, M.V. s’intéresse aux collectivités territoriales au point d’être le chantre de «  l’interterritorialité » (ouvrage de 2008, Economica), concept porteur pour souligner l’intérêt de coordonner les politiques publiques entre les territoires voisins, de faciliter les échanges entre les différents niveaux de collectivités (exemples de l’inter-SCoT, des pôles métropolitains, des conférences territoriales)… Son approche cherche à sortir la réflexion universitaire de l’opposition entre un L. Davezies qui critique les mécanismes redistributifs liés à la décentralisation, et un P. Estèbe qui soutient l’égalité des territoires.

 

Entre nos champions internationaux du capitalisme réticulaire et les défis auxquels sont confrontés l’Etat français et les collectivités territoriales dans un contexte de mondialisation, l’analyse du capitalisme réticulaire croisée avec les modes de gestion des collectivités permet d’apprécier le décalage entre ces deux univers. A titre d’exemple, les menaces de régions d’arrêter leur versement à la SNCF des contributions au financement des TER témoignent de cette tension entre les collectivités et une société du capitalisme réticulaire à la française. L’amélioration du service TER (55% de fréquentation en plus de 2002 à 2012 au niveau national) est le fruit d’une négociation permanente des régions pour bénéficier de plus de cadencements, arrêts et autres services. La SNCF, gestionnaire du personnel travaillant sur ces lignes régionales, poursuit en parallèle un autre objectif porté par le déploiement à perte du réseau à grande vitesse (seule la ligne TGV Paris – Marseille serait rentable). Cette tension prend d’autant plus son importance dans la perspective d’une ouverture à la concurrence des transports voyageurs en 2023. Elle constitue une crainte de la dégradation du service des transports ferrés. Crainte partagée sur d’autres champs d’activités liés à la desserte des territoires, la desserte numérique en milieu rural mentionné plus haut en constitue un autre exemple.

 

L’enjeu de l’irrigation des territoires présent en filigrane de cet ouvrage nous renvoie à une série de cartes du début des années 2000 rassemblées dans La France à 20 minutes (2002, Belin), où il apparaissait à titre d’exemple une meilleure desserte de proximité par le maillage des restaurants Mc Donald’s face à la rétraction des implantations des Agences pour l’emploi. Ce contraste entre deux modèles d’implantation (public/privé) dans les territoires reflète un enjeu encore valide de proximité auprès de la population. Toujours sous l’angle de la desserte territoriale, La Poste, devenue entreprise privée, cherche à maintenir (grâce à une compensation annuelle de 170 millions d’euro versés par l’Etat) ses 17 000 points de présence sur le territoire français pour apporter d’autres services que la distribution du courrier (qui représente 51% de son activité).

 

Dernier épisode législatif sur le sujet, l’article 98 de la loi Notre, promulguée le 7 août 2015, prévoit la mise en place de schémas départementaux d’amélioration de l’accessibilité des services au public (SDAASP). Cette nouvelle mesure cherche à identifier les zones en déficit d’accessibilité aux services pour proposer la mise en place de Maisons Services Au Public (MSAP), un guichet multi-services avec des accès numériques pour attester d’une présence de proximité. Ce palliatif, porté par les conseils départementaux et l’Etat, apparaît désuet face à l’ampleur d’une nouvelle approche nécessaire. Bien avant cette mesure, certaines collectivités locales se sont déjà mobilisées pour expérimenter des solutions innovantes (mutualisation,

 

M.V. propose désormais de parler de « management de l’espace » où les stocks (administrés par les collectivités) sont à mettre en relation avec les flux (gérés les entreprises du capitalisme réticulaire) au travers de la démocratie contributive. Plusieurs pistes sont proposées telles que la production solidaire de services ou la valorisation de biens communs que sont l’eau, la biodiversité, les énergies, le patrimoine, les paysages… L’apport des technologies numériques invite également à reformater les débats publics autour des grandes orientations d’aménagement et des grands projets d’investissement dans les réseaux.

 

Pour sortir d’un système de stock et de redistribution, trois chantiers sont dès lors proposés, permettant ainsi de mieux s’approprier les flux au niveau des collectivités territoriales :

  • La réciprocité pour sortir de l’opposition urbain/rural, accompagnée de politiques interterritoriales. A titre d’illustration, il est intéressant d’aller voir l’accord signé en 2015 entre la Communauté Urbaine de Brest et le Centre Ouest Bretagne.
  • La sécurisation des parcours des individus dans les systèmes d’accompagnements locaux avec une meilleure articulation des passerelles entre différents champs (habitat, économie, équipements, mobilités…). Les politiques de la jeunesse se mettent en œuvre selon ce principe.
  • La « scalabilité », c’est-à-dire la capacité à changer d’échelles pour une structure ou un individu, afin de sortir d’une vision hiérarchique et emboîtée de l’efficience métropolitaine. Le management de l’espace propose ici une nouvelle façon de faire territoire, qui ne s’intéresse pas aux frontières mais aux intérêts de se réunir (identité, solidarité et utilité).

 

Renvois :

¤ Martin VANIER, Le pouvoir des territoires – FW N°28.

¤ Pierre VELTZ, La grande transition (France) – FW N°29.

¤ Frédéric DENHEZ, Quelle France en 2030 ? – FW N°36.

¤ Philippe BAUMARD, Le vide stratégique – FW N°46.

¤ Sylvain BARONE, Les politiques régionales en France – FW N°47.

¤ François HULBERT, Millefeuille territorial et décentralisation – FW N°54.

 

 

SG