Économie de l’après-croissance

La croissance et le productivisme, véritables socles de nos sociétés industrielles, nous entraînent dans une consommation effrénée d’espace et de ressources et mettent la planète sur une orbite périlleuse.
Les théories économiques, qui ont alimenté ce déni de la finitude des ressources, dérivent aujourd’hui vers de nouveaux mirages tels la monétarisation des écosystèmes ou la croissance verte. Il importe de les dissiper et d’inventer une économie biophysique en phase avec les cycles de la nature, ralentie, locale et sobre de réhabiliter le geste humain en faisant appel aux basses technologies.
À la lumière de ce nouveau paradigme, la décroissance des pays riches apparaît non plus comme une fatalité ou une contrainte mais comme une nécessité éthique et physique et une voix de justice sociale et d’égalité.

Sous la direction d’Agnès SINAI
Économie de l’après-croissance / Politique de l’anthropocène II
Science-Po – 2015 -245 pages

Cet ouvrage collectif où se répondent historien, mathématicien, financier, sociologue, etc., se propose d’exposer dans les cinq premiers articles, les «mirages» qui fondent la pensée économique actuelle puis dans les cinq suivants, d’explorer de nouveaux concepts pour nourrir l’imaginaire.
En finir avec la croissance ?
Dans le premier article, Dominique Meda qui pense que la croissance est d’abord une idéologie, s’interroge sur les limites de son indicateur de référence, le PIB, et surtout sur le fait que cette prise de conscience n’a pas abouti à des changements. Pour élaborer un instrument comptable, il faut savoir «ce qui compte», c’est-à-dire ce qui fait sens dans une société. La croissance a apporté des bienfaits mais aussi des maux que le PIB ne permet pas de mesurer. L’objectif est de trouver des indicateurs qui mettent en lumière le caractère ambivalent de la croissance et fassent émerger d’autres critères de performance.
Il n’y a aucune prospective qui permette de nous projeter dans une société postcroissance. L’adoption de nouveaux indicateurs sera le fruit d’une bataille idéologique. Actuellement, il n’existe pas de modèle alternatif qui rencontre une adhésion suffisante. Les économistes utilisent des concepts qu’il faudrait transformer mais avec quel langage quelles références parler ? Il nous faut modifier notre représentation des rapports entre humains et surtout dépasser le dualisme humain / nature corrélé à la modernité. Réorganiser les sciences «naturelles» et les sciences» humaines» suppose de remettre en cause la prédominance de l’économie.
Décroissance et récession en Europe
Pour Alice Canabate, dans le cadre du modèle selon lequel le bien-être se résume
à «toujours plus», l’économie est centrée sur la recherche de la productivité maximale sans attention au contexte social, culturel ou naturel. Selon Dennis Meadows, la croissance va s’arrêter et les changements que cela va entraîner ne seront pas pacifiques.
Par exemple, quand le taux de chômage, en janvier 2014, des 15/24 ans est de 61% en Grèce et de 54,1% en Espagne, la vulnérabilité sociale entraîne un accroissement des suicides et de la marginalisation. Des mouvements contestataires émergent qui mettent ensemble des «rebelles» et des rejetés du système .Le local, comme l’intérêt pour la vie quotidienne, parait aujourd’hui une clé de résistance possible.
Dans les pays fortement touchés par la crise, dans les secteurs d’intérêt général, on
assiste à un regain d’attrait pour les coopératives ainsi que pour les expériences collectives réinjectant de la solidarité et de la démocratie directe. Dispensaires sociaux, marché communautaire, etc…Ils proposent des solutions immédiates et localisées aux problèmes engendrés par l’austérité.
L’imaginaire politique qui sous-tend ces initiatives est la convivialité, la sobriété, la
proximité, l’autonomie, la mise en pratique d’actions d’abord militantes qui touchent ensuite une population plus large.
Mais récession n’est pas décroissance. La récession accentue les inégalités et peut
être l’antichambre du chaos. La décroissance doit s’appuyer sur des expérimentations sociales effectives, promouvoir le développement du don, du partage, de la gratuité de certains services.
Les initiatives créées en situation de récession, par la relocalisation et l’intensification des liens entre habitants et acteurs économiques locaux, proposent des solutions adaptées aux territoires.
Comment ne pas voir les limites de la planète ?
Pour Christophe Bonneuil, pouvoir se soustraire du lien social et de l’ancrage écologique, tel est le projet de la modernité industrielle.
John Stuart Mill en 1894, un des derniers penseurs de l’économie et du social, attaché à la finitude du vivant, parlait d’une économie stationnaire et équitable. Après l’utilisation de l’énergie produite par le bois, le recours au charbon émancipe l’économie de ses limites antérieures. Une énergie de stock confère un sentiment de puissance. C’est une «ressource naturelle».
Émerge alors, à côté des sciences naturelles, les sciences humaines qui témoignent
de la séparation d’avec la nature. On discute vers 1850 de la date d’épuisement des bassins houillers, mais à l’échéance de plusieurs siècles.
Les ressources naturelles considérées comme inépuisables ne sont pas l’objet des
sciences économiques. C’est un don de la nature.
Antérieurement, il fallait composer avec une énergie vivante variable. Avec le charbon l’énergie est stable «immobile» ce qui favorise l’idée que la nature reste la même et que l’homme change le monde.
En 1970, la représentation du vivant parle de «ressource génétique» et propose la
collecte des gènes supposés statiques. De là, le choix de banque de gènes plutôt que l’étude des «variations» in situ. Après 1971, le déclin de la production de pétrole américain et le choc pétrolier réouvre la question de l’énergie sans pour l’instant remettre en cause l’invisibilité des limites de la terre car le déclin du capital naturel est conçu comme pouvant être compensé par le progrès technologique.
En 1974, Robert Solow prix d’économie de la Rijkbank soutient «, l’accumulation de
capital reproductible compense la diminution du flux de ressources consommées». S’organise alors une mise en économie de l’environnement, car seule la domination technoscientifique de la nature peut sauver «la planète».

L’impossible découplage entre énergie et croissance
La troisième révolution industrielle appelée aussi «croissance verte» est-elle une
vision trop optimiste ? L’activité économique peut-elle être découplée de l’usage des matières premières? Pour les physiciens, toute activité humaine entraîne une dégradation de l’énergie.
Certains indicateurs, concernant l’économie, comme l’intensité énergétique, l’intensité carbone ou l’empreinte matière varient pour un pays, mais au niveau mondial l’évolution est globalement très lente. L’augmentation du PIB est directement liée à l’accroissement de la consommation d’énergie.
Pour Thierry Caminel, le retour énergétique ou EROI, ratio de l’énergie utilisable sur
l’énergie dépensée pour l’obtenir, donne des indications intéressantes. Le 20e siècle a profité du pétrole à un ratio très élevé. Ce n’est plus le cas actuellement, les réserves étant plus difficiles d’accès. Les énergies renouvelables n’ont pas non plus un ratio important et beaucoup de technologies actuelles demandent des matériaux rares.
Les politiques visant à réduire la consommation énergétique rencontrent des
résistances. Les investissements dans la recherche et l’innovation technologique augmentent sans pour autant que l’intensité énergétique s’améliore. Les domaines qui avancent le plus vite comme les TIC ou les biotechnologies n’ont pas produit d’amélioration sensible non plus.
Pour l’auteur, la décroissance de l’activité économique, inéluctable par impossibilité de séparer celle-ci des flux de matières et d’énergie, s’oppose à l’idée de progrès qui structure la société occidentale. Une meilleure compréhension des limites du «progrès» est indispensable afin de permettre une transition vers une société post croissance.
Des utopies industrialistes à la bioéconomie
Agnès Sinaï nous parle de l’économiste roumain Nicholas Georgescu-Roegen,
précurseur du concept de décroissance, pour qui la nature joue un rôle majeur dans les processus économiques. Il envisage une refonte radicale qui consiste à assujettir le processus économique à la sphère écologique. L’économie doit être absorbée par l’écologie.
Les humains peuvent surexploiter les énergies de stock, mais pas le flux solaire qui
continuera à réchauffer la Terre après la disparition de l’humanité. Cette énergie est plus difficile à exploiter. Tous les êtres vivants dépendent de l’énergie solaire, ce qui donne lieu à compétition entre eux.
Pour N. Georgescu-Roegen, nous devons cesser de nous focaliser sur les énergies
minérales et nous concentrer sur l’utilisation directe de l’énergie solaire. Cette approche fondée sur le partage équitable et durable exige une éthique nouvelle, une véritable révolution culturelle.
La durée de vie de l’espèce humaine en dépend. Le recyclage n’est pas sans fin et n’autorise pas à produire sans limites. La théorie de l’état stable qui permettrait de trouver un équilibre et d’éviter le conflit écologique ne tient pas. Il est possible de réduire la déplétion des ressources de matière mais pas de mettre en place un recyclage total. L’état stationnaire n’existe pas.
Pour N Georgescu-Roegen, seule une bioéconomie de décroissance dont la grandeur
optimale est fonction de la taille de la population qu’une agriculture organique peut nourrir est soutenable.

L’économie biophysique, une économie pour l’ère de la décroissance
Yves Cochet tente de définir l’économie biophysique à l’état d’ébauche, en la comparant à l’économie néoclassique et à l’économie écologique. Pour la néoclassique, il n’y a ni déplétion des ressources naturelles, ni déchets de production ou de consommation. Mais l’économie de marché est contemporaine de l’utilisation de charbon puis du pétrole et n’a occupé qu’une petite partie du cours de l’histoire humaine. Pour l’écologique, il faut évaluer le prix des services des écosystèmes, mais elle considère l’économie comme enchâssée dans le système primaire de la terre.
Les éléments essentiels de l’économie biophysique sont, l’intérêt porté au stock et
au flux de matières et d’énergie dans la production, les règles qui doivent être en adéquation avec les lois connues des sciences de la nature et le fait qu’elle soit placée dans un contexte historique long.
Une échelle soutenable et une juste distribution des ressources doivent être les critères et les produits d’une planification économique.
Pour Yves Cochet, l’EROI est un outil utile, le surplus économique étant lié au surplus énergétique et l’économie biophysique qui envisage le monde au climat déréglé et à l’énergie rare une meilleure base pour la construction d’une société soutenable.
Estimer l’inestimable, la nature mise à prix
Virginie Maris porte un regard critique sur les tentatives d’évaluation monétaire de la nature, car des dimensions essentielles échappent à la quantification. à son avis, le grand projet moderne de domination et de domestication du monde a échoué et une remise en question des conceptions est nécessaire. L’analyse se focalise sur les bénéfices que les êtres humains tirent des écosystèmes. De nombreux chercheurs ont estimé que la façon la plus convaincante de plaider en faveur de la biodiversité était de montrer son intérêt économique. C’est à partir du cours du bois par exemple, que l’on estime la valeur de la forêt, mais il faut penser qu’un service
écosystémique rentable, en 1997, peut très bien ne plus l’être en 2017 et inversement.
Cette vision simplificatrice laissant croire que tout est mesurable, réduit notre
conception du monde naturel. En philosophie, de nombreux biens sont considérés comme des fins en soi, telle la conscience, la connaissance, l’affection, l’autonomie.
Quand il n’existe pas de calcul pour déterminer une bonne action, c’est là que se situe la délibération morale, lorsqu’il faut collectivement faire des choix.
Peut-on réduire toute valeur à une même unité de mesure ? Lorsqu’on prend une
décision morale on ne calcule pas, on délibère. Les valeurs esthétiques, spirituelles morales ne peuvent être considérées comme des services, elles constituent notre identité.
Pour Virginie Maris, reconnaître la multiplicité des valeurs et leur incommensurabilité, développer des espaces de prise en compte de ses valeurs, sont des axes d’actions pour remédier à la crise actuelle.
La monnaie, coupable ou innocente ?
En relisant Aristote, il apparaît qu’un prix peut être associé à deux usages, le propre,
c’est-à-dire l’utilisation directe, ou l’échange. Cela recoupe la définition de la monnaie. Celle-ci d’adossée à des métaux précieux, or ou argent, est devenue fiduciaire, fonction de la bonne foi des états. Une autre catégorie existe aussi, la monnaie «en puissance» celle que l’on place en réserve.
Pour Paul Jorion, la monnaie est neutre et des institutions comme la propriété privée des moyens de production, le prêt à intérêt et la spéculation, sont les maux institutionnels qui constituent la «machine à concentrer la richesse». Sur le plan éthique, la rémunération d’un prêt d’argent est bien différente à la part ou au loyer. Les versements d’intérêts financiers constituent une bonne part du prix des marchandises et poussent à toujours plus de croissance.
Pour l’auteur, les problèmes du système économique et financier sont indépendants
de la monnaie et les monnaies complémentaires ou alternatives n’y pourront pas grand-chose.
Les low-tech, emploi de demain
Pour Philippe Bihouix, les problèmes actuels ne pourront pas être résolus par une série d’innovations technologiques. Il explique pourquoi. Le seul choix sera de travailler à baisser la demande d’énergétique, donc de faire cesser des pans entiers de l’activité économique non essentielle telle la publicité et de réduire les besoins comme les objets à usage unique. Il faudra concevoir des objets plus simples, plus modulaires, low-tech, moins performants, moins esthétiques, plus manuels mais plus faciles à réparer et à démanteler en fin de vie.
Comme pour fuir les arbitrages délicats et les conflits, malgré l’urgence, toute radicalité écologique est interdite, la transition vers une société décroissante représente une gageure.
Pour l’auteur, la croissance des 30 glorieuses a détruit plus de travail qu’elle n’en à
crée et l’emploi s’est maintenu grâce à des subterfuges dont les ressorts s’essoufflent. Après la délocalisation grâce aux camions et aux conteneurs, l’internet permet la délocalisation de nombreux services ce qui touche pour partie les classes moyennes et supérieures.
Il n’est peut être pas si risqué de miser sur les basses technologies à savoir; l’agriculture biologique associée à une démécanisation partielle, le développement de l’artisanat pour fabriquer, entretenir et réparer des biens durables, le renouveau du commerce de proximité.
Un glissement significatif s’opérerait des emplois de l’industrie et des services marchands vers l’agriculture et les services non marchands.
Une approche low-tech avec des outils plus maîtrisables, une organisation moins
centralisée, des métiers moins spécialisés pourrait entraîner un changement des rapports entre emploi salarié et non salarié, travail économique et travail domestique, et permettre un nouvel équilibre entre emploi, transport, vie familiale et sociale.
De la nécessité d’une décroissance
Mesurer le degré d’inutilité de l’énergie, c’est mesurer l’entropie, nous explique François Roddier. La mesure économique de celle-ci est le prix de l’énergie dissipée.
Selon I. Prigogine, la vie est un processus de dissipation d’énergie. L’économie des
sociétés humaines parait être aujourd’hui le stade le plus avancé de la dissipation de l’énergie.
Pour l’auteur, lorsque les sociétés humaines dissipent trop d’énergie, elles se
désorganisent. Le mathématicien B. Mandelbrot et le physicien P. Bak, ont montré que les fluctuations économiques suivent les lois statistiques des embouteillages ou des avalanches.
La vitesse à laquelle une société dissipe l’énergie est limitée par celle avec laquelle elle trouve l’information nécessaire au maintien de son organisation.
En cherchant sans cesse à augmenter la croissance, nous produisons plus d’entropie
que nous pouvons en évacuer. Nous avons atteint le flux d’énergie critique à partir duquel les «embouteillages» se produisent.
Les solutions collectives sont peu réalistes, personne ne voulant ralentir au risque de
se faire doubler. Il reste les solutions individuelles, prendre un chemin de campagne en espérant arriver avant les autres. Plus les embouteillages sont graves plus on a de chance d’y arriver. C’est un des attraits de la décroissance.

En conclusion
Le soin de la terre, le renforcement de la cohésion sociale, la sobriété énergétique, la
résilience aux crises devraient inspirer un nouvel organe de l’économie. Les projets de refondation des sociétés de l’après-croissance devraient s’appuyer sur une science du bien commun et des seuils dans l’utilisation des ressources naturelles.
Renvois :
• Michèle DEBONNEUIL, Vers la révolution du quaternaire – FW N°24.
• Sylvie BRUNEL, A qui profite le Développement Durable ? – FW N°31.
• Günter PAULI, Croissance sans limite (ZERI) – FW N°36.
• Christine AMORY, La science au service du développement – FW N°44.
• Philippe BAQUE, La bio entre business et projet de société – FW N°47.
• Yannick ROUDAUT, La nouvelle controverse (genre décroissance) – FW N°53.
• Gaultier BES, Nos limites (Ecologie intégrale) – FW N°55.
• Benoît RITTAUD, La peur exponentielle – FW N°57.