Erasme avait déjà été surnommé le précepteur de l’Europe. Dans ce livre, on pourrait dire qu’il est l’Europe elle-même.
L’auteur y analyse le défenseur de la tolérance et de la liberté de conscience, l’auteur d’une satire mordante des mœurs de son époque, le traducteur du Nouveau Testament, l’érudit incontournable qui a donné à l’Europe entière un souffle pour repenser et le Christianisme et les Lettres.
On sait à quel point ses amis et ses disciples furent persécutés pour avoir répandu ses idées à travers tout l’Occident mais on sait aussi que de cette conscience critique va naître le monde moderne.
Carlo OSSOLA
Erasme et l’Europe
Le Félin – 2014 – 110 pages
Ami lecteur, si tu n’as pas fait latin au lycée, tu seras surpris de découvrir que nombre de citations dans cette langue… ne sont pas traduites. Bel effort de pédagogie !
En situant Érasme dans son temps, l’auteur met en parallèle les pensées du sage de Rotterdam et du sage de Florence, Machiavel. Érasme « Celui qui transformera des citoyens libres en esclaves détériorera son propre pouvoir. Dieu lui-même, pour ne pas exercer sa domination sur des esclaves, a donné le libre arbitre aux anges et aux hommes… ». Machiavel « … ont fait de grandes choses les princes qui ont tenu peu compte de leur parole et qui ont su par la ruse tromper l’esprit des hommes : à la fin ils ont dépassé ceux qui se sont fondés sur la loyauté. »
Débat ô combien actuel quand on constate comment une très large majorité des Terriens aiment être trompés via des croyances, dogmes, affabulations, rumeurs… de toute nature et de toute ampleur. Étrange planète…
Un propos d’Érasme à propos de la Loi est lui aussi étrangement actuel « Rien n’importe plus que la loi soit, de même que le prince, commune à tous et équitable au sein de l’État. Autrement, il advient que les lois ne sont plus rien que des toiles d’araignées, que les plus grands des oiseaux réussissent aisément à détruire, tandis que seules les mouches y restent piégées. »
A l’époque des Lumières, l’héritage d’Érasme se poursuit essentiellement sur trois lignes. D’une manière minoritaire, et surtout chère aux humanistes, il sera le champion du renouveau chrétien. Par ailleurs, de façon plus marquée, il apparaîtra comme le prince des sceptiques, incapable de s’engager d’un côté ou de l’autre, trop évangélique pour être vraiment romain, trop conscient du patrimoine de la tradition classique pour se plier à la Réforme. Et entre les deux, un courant exaltera en lui le savant qui a nourri la tradition paradoxale des grecs et des latins, et qui l’a intégrée d’un côté au message évangélique, tissant « l’éloge » de la folie et autorisant la « sustantificque mouelle » de Rabelais, et de l’autre, en faisant renaître Lucien et son ironie grotesque.
Le Chapitre3 est intitulé « Érasme, un « phare » pour le 20e siècle ».
Le 19e siècle des identités nationales ne pouvait donner droit de citoyenneté à l’Érasme cosmopolite, esprit européen ; le souffle romantique, la quête des racines et des langues des peuples ne se sentaient aucun enthousiasme pour ce latin universel écrit par un Batave, pour ce Hollandais formé à Venise, qui a pour modèle et ami un chancelier anglais, devient le legatus de l’empereur espagnol, et décide de mourir à Bâle, cherchant sans succès un lieu de paix religieuse.
La pensée d’Erasme sera rejetée aussi bien par les auteurs catholiques que par les réformés (bien plus à l’aise avec le caractère si « romantique » de Luther).
Le sage de Rotterdam est un homme de nuances, un homme d’accent, sa parole n’évoque ni la dureté du chêne de Luther, ni le tranchant d’acier de Calvin, ni la flamme de Loyola. Il n’aime pas l’imperfection mais il sait aussi combien de victimes a créées le culte de la perfection et de la pureté absolues.
Comme type spirituel, Érasme appartient au groupe très limité de ceux qui sont à la fois d’absolus idéalistes et des modérés envers et contre tout. Ils sont incapables de s’accommoder de l’imperfection du monde ; ils doivent se rebeller, mais ils ne se sentent à l’aise du côté des extrêmes, l’action les effraie, car ils savent qu’elle détruit tout autant qu’elle édifie.
En écho, au milieu du 20e siècle, devant l’essor du fanatisme précurseur des violentes intolérances que l’Allemagne va déverser sur le continent européen, Stephan Zweig écrit « C’est la rupture entre l’humanisme et la Réforme allemande. L’érasmien et le luthérien, la raison et la passion, la religion de l’humanité et le fanatisme religieux, l’international et le national, l’éclectisme et l’exclusivisme, la souplesse et la rigidité ne pas plus s’accorder que l’eau et le feu. »
Carlo Ossola conclut son ouvrage en espérant qu’Érasme, ce phare pour le voyage et les tempêtes de l’humanité, puisse-t-il ne pas subir d’éclipse, aujourd’hui et dans le siècle blessé (21e) qui s’est ouvert.
Nous compléterons en réaffirmant que notre horizon pour longtemps, notre communauté de destin, reste l’Europe, l’Union Européenne, le Conseil de l’Europe, la primauté de compagnonnages, y compris corrosifs, face aux tentatives rétrogrades et répressives de retour aux États-nations obsolètes.
LF
Renvois :
¤ Aldo SCHIAVONE, Histoire et destin – FuturWest N°35
¤ Daniel INNERARITY, Le futur et ses ennemis – FuturWest N°35
¤ Stéphanie TRILLE, La coopération territoriale en Europe – FuturWest N°49
¤ Elisabeth GUIGOU, L’Europe : les défis à venir … – FuturWest N°52
¤ Zaki LAÏDI, Le reflux de l’Europe – FuturWest N°52.