Les modes de vie sont ce qui nous affectent le plus, et pourtant ils sont hors de notre contrôle. Il y a là un paradoxe: nous, individus réputés libres et démocratiques, sommes dans les fers des modes de vie. Ceux-ci nous imposent en effet des attentes de comportement durables (avoir un travail, être consommateur, s’intégrer au monde technologique, au monde administratif, au monde économique…) auxquels nous devons globalement nous adapter. Ce paradoxe démocratique est renforcé par un paradoxe éthique: c’est au moment où l’on assiste à une véritable inflation éthique, par la multiplication des comités, chartes, conseils, règlements, labels éthiques en tout genre, tous censés protéger les droits individuels, que les modes de vie de plus en plus contraignants étendent comme jamais leur emprise sur les individus. Ce qui veut dire que tout ce dispositif éthique sert en réalité à blanchir le système et les modes de vie qui en découlent, qui peuvent ainsi étendre leur emprise en étant éthiquement pasteurisés. Notre éthique ne sert donc pas à critiquer le système ni les modes de vie, mais à les accompagner dans leur marche triomphale. Enrayer cette marche est le défi éthique et politique majeur de notre temps.
Mark HUNYADI
La tyrannie des modes de vie
Le bord de l’eau – 2015 – 115 pages
Après un titre peu explicite et une quatrième de couverture n’éclairant pas franchement le propos, le premier exemple a le bon gout de mettre en lumière le sujet que l’auteur va explorer tout en en délimitant les frontières.
Pour lui, la neutralité éthique de la technique qui suppose que « les outils sont moralement neutres ou indifférents, c’est l’usage qu’on en fait qui est bon ou mauvais » est une thèse erronée. S’appuyant sur un simple objet domestique, le robot-aspirateur et imaginant toutes les taches ménagères assurées par des robots, il interroge: « Quel type d’humains fabriquerions-nous? ». Quid de l’effet sur nous des taches simples, concrètes et répétitives ? Que penser d’une humanité affranchie des « corvées », une humanité hors-sol comme les tomates ?
La question fondamentale est de savoir si c’est bien là le monde que nous voulons, un monde peuplé de robots, un mode de vie fait d’interactions avec des cerveaux programmés. Il s’agit d’envisager notre monde sous l’aspect de ce qu’il nous impose alors même que personne ne l’a choisi. L’éthique des modes de vie doit étudier la manière dont ces modes de vie s’installent. L’auteur parle d’émergence, quand une multitude d’actions isolées, par leurs effets cumulés et convergents, s’imposent alors que personne ne l’a voulu ainsi. Le propre de l’émergence, c’est précisément cela: nous faire passer de l’accoutumance progressive au fait accompli.
Pour l’auteur, le partage entre sphère publique et sphère privée empêche la possibilité d’une éthique globale. Les préférences de chacun doivent être respectées tant qu’elles sont compatibles avec celles des autres, ceci suspend toute possibilité d’évaluation collective du monde commun. Dans les faits cela se traduit par une approbation du monde tel qu’il va. La tendance est à la parcellisation de l’éthique en différents domaines, éthique des affaires, éthique sexuelle… On se soucie par exemple, du consentement des patients mais pas de la déshumanisation de la médecine.
Ne devrait-on pas considérer ces éthiques partielles, la « Petite éthique » écrit l’auteur, comme un progrès salutaire ?
L’effet civilisateur incontestable est ambigu. Il humanise le monde et dans le même temps il contribue à nous le rendre étranger. La Petite éthique est muette face au culte de la performance, à la marchandisation de tous les biens, à la juridicisation des rapports humains etc. qui nous façonnent pourtant jours après jours.
En philosophie, le concept de « mode de vie » n’a pas de dignité scientifique propre. Pour Mark Hunyadi, les modes de vie désignent les attentes de comportements durablement imposées aux individus et aux groupes indépendamment de la volonté des acteurs. Ainsi on attend des individus qu’ils travaillent, consomment, utilise les télécommunications etc. mais aussi qu’ils soient productifs, performants, évalués et même auto évalués. Certes, chacun peut, dans une parcelle de son existence, se frayer un style de vie, mais à la marge.
Le mode de vie, on ne le choisit pas, aucun grand décideur n’est à l’œuvre, il s’impose objectivement aux acteurs. Peut-on alors le juger puisque personne n’en porte la responsabilité ?
Nous sommes démunis car une résistance individuelle est dérisoire face à ce phénomène de nature systémique. Certes, on peut renoncer par exemple à prendre l’avion mais sans aucun effet sur le comportement général des autres individus. Par où devrait-on commencer pour résister, critiquer, transformer le monde ? Le diagnostic d’une modernité aliénante a déjà été interrogé par Heidegger ou Habermas mais l’idée de la Petite éthique devrait apporter un éclairage neuf
Utilisé tout au long de cet ouvrage, le mot système n’a pas un sens clair, définit comme sujet non intentionnel. L’auteur répète à son propos, « sans que personne en particulier ne l’ai voulu » pour ne pas donner prise à l’idée de complot par exemple. Le système serait juste le résultat d’une myriade de décisions convergentes.
Alors quelle serait la nature de la Grande éthique? En morale, on tente d’établir les principes de l’orientation de l’action et non un principe ultime de l’action humaine en général. Pour Hunyadi, l’idée du sens doit guider la Grande éthique. Par exemple, si les droits de l’homme valent c’est parce qu’ils incarnent le sens de l’égale dignité des êtres, de même vis à vis des améliorations technoscientifiques, une question juste serait plutôt: est-ce vraiment l’idée de progrès à laquelle nous voulons souscrire?
Un des piliers de nos conceptions philosophiques est la séparation du public et du privé. Pour Hunyadi cette séparation doit être remise en question. Les libertés individuelles définies par la Petite éthique sont objectivement illusoires car cette liberté ne vaut que dans le cadre dont le système fixe les limites. L’auteur propose la création volontariste d’un « parlement des modes de vie » qui aurait pour objet de favoriser un agir commun en vue de se réapproprier les modes de vie qui nous échappent, ne plus les abandonner à leur développement spontané et les réorienter en conscience vers ce qui est le plus souhaitable.
Pour cela il faut être capable d’accepter au niveau du commun ce qui parait intolérable au niveau individuel. Il faut lutter contre l’idolâtrie des libertés individuelles, pour le clonage par exemple: ne prendre en compte sur le plan éthique que le droit du clone, droit individuel, sans se préoccuper de son intérêt fondamental pour les humains, intérêt collectif.
De même que la notion de système que Hunyadi utilise beaucoup reste floue, les contours de ce parlement le sont aussi.
En conclusion pour Hunyadi, il faut rétablir la primauté du commun dans la réflexion sur les modes de vie. La description de notre réalité en terme de mode de vie est déjà une prise de position éthique, un geste théorique, préalable au geste politique d’une capacité des acteurs à un agir commun. Pouvoir orienter collectivement nos préférences collectives, voilà l’étage qui manque à une démocratie consciente d’elle même
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