L’entraide : l’autre loi de la jungle

Dans cette arène impitoyable qu’est la vie, nous sommes tous soumis à la « loi du plus fort », la loi de la jungle. Cette mythologie a fait émerger une société devenue toxique pour notre génération et pour notre planète.

Aujourd’hui, les lignes bougent. Un nombre croissant de nouveaux mouvements, auteurs ou modes d’organisation battent en brèche cette vision biaisée du monde et font revivre des mots jugés désuets comme « altruisme », « coopération », « solidarité » ou « bonté ». Notre époque redécouvre avec émerveillement que dans cette fameuse jungle, il flotte aussi un entêtant parfum d’entraide…

Un examen attentif de l’éventail du vivant révèle que, de tout temps, les humains, les animaux, les plantes, les champignons et les micro-organismes et même les économistes- ont pratiqué l’entraide. Qui plus est, ceux qui survivent le mieux aux conditions difficiles ne sont pas forcement les plus forts, mais ceux qui s’entraident le plus.

Pourquoi avons-nous du mal à y croire ? Qu’en est-il de notre tendance spontanée à l’entraide ? Comment cela se passe-t-il chez les autres espèces ? Par quels mécanismes les personnes d’un groupe peuvent-elles se mettre à collaborer ? Est-il possible de coopérer à l’échelle internationale pour ralentir le réchauffement climatique ?

A travers un état des lieux transdisciplinaires, de l’éthologie à l’anthropologie en passant par l’économie, la psychologie et les neurosciences, Pablo Servigne et Gauthier Chapelle nous proposent d’explorer un immense continent oublié, à la découverte des mécanismes de cette « autre loi de la jungle ».

 

L’entraide, l’autre loi de la jungle

Pablo Servigne, Gauthier Chapelle
Les liens qui libèrent, 2017, 338 pages

 

 

L’agressivité et la compétition existent dans le monde vivant, il ne s’agit pas de le nier. Mais la compétition a de sérieux inconvénients. Elle est épuisante. Ce livre est né du besoin d’explorer les conditions d’émergence des comportements d’entraide.

Au siècle dernier, notre monde est devenu extrêmement performant en matière de mécanisme de compétition. Il est grand temps pour nous de devenir tout aussi compétents en matière de coopération, de bienveillance.

Entraide terme choisi en clin d’œil au géographe anarchiste Pierre Kropotkine qui a écrit mutual aid traduit « entr’aide » par son ami géographe et anarchiste, lui aussi, Elisée Reclus. Un mot qu’il offrit à la langue française.

 

Les auteurs illustrent leur propos d’exemples pris dans la nature pour explorer les différentes formes d’entraide et arriver à la conclusion que l’entraide existe. Elle est partout, elle implique potentiellement tous les êtres vivants y compris l’espèce humaine. Elle peut être classée en formes d’interactions : mutualisme, coexistence, commensalisme, amensalisme, parasitisme et compétition.

 

Kropotkine, qui a lu Darwin, collecte des observations sur les loups qui, par exemple, s’associent pour survivre dans des conditions difficiles. Pour lui les organismes qui s’entraident sont ceux qui survivent le mieux.

Notre société a pris l’habitude de considérer la compétition comme « naturelle » et la coopération comme « idéologique ». L’adjectif « sauvage » est devenu synonyme d’agressif ou d’asocial.

 

Selon J C Michéa, le libéralisme, comme doctrine politique, s’est formé à partir de l’imaginaire d’une nature humaine sombre et égoïste. Les humains trichent, volent, mentent et tuent avec une constance et une insistance qui ne sont plus à démontrer mais ils aident l’autre spontanément, favorisent les comportements égalitaires, récompensent ceux qui participent au bien commun. En s’appuyant sur le jeu du « bien public », on constate que partout dans le monde les participants contribuent au pot commun. Partout les gens sont spontanément pro sociaux et notamment en cas de catastrophe. Si la panique est rarissime, l’entraide elle, est bien au rendez-vous. Le 11 septembre à New York, selon les témoignages des rescapés, les gens descendaient calmement les escaliers, ils s’entraidaient, laissaient passer les personnes les plus faibles, certains revenaient en arrière pour aider les personnes coincées. En temps de catastrophe, les gens conservent leur sang froid et coopèrent.

 

Mais l’entraide n’est pas systématique, les personnes qui ont eu des interactions sociales fréquentes durant leur vie et qui ont intégré peu à peu que le fait de coopérer est bénéfique réagiront de manière altruiste en cas de stress, d’autres réagiront comme ils ont pris l’habitude de le faire suite à de mauvaises expériences, plutôt avec méfiance, même en situation de stress.

Les très jeunes enfants ont naturellement des comportements d’aide. Leurs capacités à réconforter les personnes qui expriment une détresse émotionnelle se retrouvent chez d’autres espèces animales. Très tôt, les comportements d’entraide préoccupent les jeunes. Vers 3-4 ans les enfants ont tendance à réduire les situations d’inégalité qui les désavantagent. Puis vers 7-8 ans ils se mettent à réduire aussi les inégalités dont ils tiraient profit. A l’adolescence, ils comprennent l’équité.

 

Même pour les militaires entrainés à faire ressortir l’agression et la violence, une des plus puissantes raisons qui pousse les soldats à risquer leur vie est la solidarité vis à vis de leurs camarades. La réciprocité est la règle d’or dans l’entraide de même que dans la loi du talion. Marcel Mauss qui s’est beaucoup intéressé au don explique qu’aider quelqu’un provoque chez l’autre le désir de retourner la faveur et entraine un état de dépendance réciproque. Mais rendre immédiatement pour se dérober au poids de la dette c’est renoncer au lien social. Le temps entre le don et le contre don est le temps de la dette, celui du lien. S’engager dans une relation de réciprocité, c’est réfléchir au contre don qui dénote de la qualité du lien. Cela peut déboucher sur la compétition.

 

L’entraide au sein d’un groupe résulte d’un fragile équilibre. Nous avons tendance à aider plus volontiers les personnes qui ont la réputation de prendre soin des autres. Toutefois, au pays de l’entraide et de l’altruisme, tout n’est pas rose. Beaucoup d’expériences ont montré que l’un des moyens les plus efficaces pour favoriser l’entraide était la punition. Diverses études bien référencées montrent que la réciprocité renforcée, c’est-à-dire la carotte et le bâton sont d’une grande efficacité pour maintenir la cohésion du groupe.

 

Le système de la Sécurité sociale est un formidable outil d’entraide, mais nous le percevons difficilement comme tel. Il est puissant mais il est devenu invisible. Les normes et les institutions permettent de stabiliser les comportements d’entraide même dans des groupes exceptionnellement grands et entre parfaits inconnus, ce qui est unique dans le monde vivant. Mais l’institution peut progressivement s’écarter de son but. Plus la taille de l’institution est grande, plus le risque est important. Entre l’échange direct entre deux personnes, la chaleur des interactions au sein d’un petit groupe et la froide efficacité d’un grand groupe, l’équilibre à trouver est délicat.

 

Quelles sont les conditions qui permettent à l’entraide d’apparaitre ? C’est la perception d’un groupe d’une entité. Pour une bonne cohésion de groupe, il faut qu’existe un sentiment de sécurité, d’égalité et de confiance. Pour une cellule vivante, la membrane joue ces rôles. C’est une limite et un lieu d’échange. Les groupes d’individus possèdent des membranes immatérielles pour contenir, protéger, garantir l’identité, filtrer les échanges. Dans l’idéal, chacun doit participer à la construction et l’entretien de cette membrane. De même on sait que les inégalités sont corrosives pour la cohésion sociale. Les humains ont été habitués à vivre dans les petits groupes où la visibilité des statuts sociaux était importante car cela augmentait le niveau de confiance et la cohésion. Mais les très grands groupes, où les niveaux d’inégalité peuvent exploser, l’effet devient paradoxal et contre-productif.

 

Sans règles partagées, une véritable entraide généralisée entre les membres d’un groupe a peu de chances d’émerger. Seuls apparaitront des actes altruistes spontanés et quelques relations de réciprocité entre pairs. Les règles partagées permettent l’émergence du sentiment de confiance envers le groupe.

 

L’ouverture aux autres est toujours un risque. Mais, une fois établie la confiance, la sécurité et l’équité, les individus peuvent s’impliquer pleinement pour le bien du groupe. Cet intérêt peut transcender les intérêts individuels. Mais ce phénomène est toujours réversible. Le collectif acquiert une vie propre, mais les individus restent libres et conscients. Parfois le basculement vers un super organisme est si puissant qu’il efface les individualités.

 

Le passage à l’extase collective n’est pas un objectif ni une obligation. Il s’agit d’une caractéristique dont sont dotés les groupes humains et dont il faut être conscient. C’est un outil formidable, mais une arme à double tranchant. On remarque aussi la tendance à l’entraide préférentielle entre personne d’un même groupe au détriment des étrangers. L’entraide peut disparaitre lorsque les gens cessent de croire en leur futur et ne tiennent plus compte des avantages que pourraient apporter des comportements prosociaux et des gens qui se réveillent amis ou voisins le matin peuvent se retrouver en guerre à midi.

 

Comment les groupes s’entraident puisque ce qui soude le groupe peut être un milieu hostile ou la menace d’un autre groupe. Avoir un ennemi, un adversaire sous la main est un moyen de faire naitre la cohésion. P Conesa montre comment l’ennemi est avant tout une construction idéologique et politique. Mais des catastrophes naturelles peuvent provoquer le même effet de cohésion. Les individus ont besoin les uns des autres. On peut déconstruire un « ennemi » avec un succès mitigé. Les relations apaisées se tissent avec le temps.

 

Dans la nature, il faut être proportionné, à la bonne échelle. Ivan Illch et d’autres ont constaté que les petites nations sont plus paisibles plus prospères et plus créatives. Au delà d’un seuil dit de « convivialité » toutes les organisations et les idéologies deviennent tyranniques. Si nous voulons dire quelque chose d’une société à venir qui ne soit pas hyper industrielle, il nous faut reconnaitre l’existence d’échelles et de limites naturelles. Dans certains domaines qui concernent la terre entière, s’engager dans une voie alors que les autres ne la suivent pas ne donne que des bénéfices ridicules même si les coûts sont importants. Alors que si certains agissent sauf nous, nous auront les bénéfices potentiels, sans les coûts. Donc le meilleur choix stratégique est d’attendre. Face au défi climatique, dans notre culture, il ne se passera rien tant qu’il y aura plus de bénéfice à ne rien faire dans le présent qu’à agir pour un futur.

 

Notre fragilité d’humain à la naissance pourrait être à l’origine de nos talents pour les interactions sociales, de notre capacité à nous mettre à la place d’autrui et à faire attention à ce que pensent les autres. Notre vulnérabilité à la naissance fait sans doute la puissance de notre espèce. Les humains ont créé des manières de vivre dans lesquelles la collaboration est nécessaire pour la survie et la procréation.

 

Selon David et Edward Wilson, la sélection naturelle résulte d’un équilibre entre deux forces : « L’égoïsme supplante l’altruisme au sein des groupes. Mais les groupes altruistes supplantent les groupes égoïstes ». L’évolution de l’entraide humaine constitue un domaine de recherche en pleine ébullition, qui n’a pas encore fait l’objet de beaucoup d’études.

Comment nait le « contrat » entre les arbres du genre « acacia » qui hébergent et nourrissent les fourmis qui, elles, les défendent contre les attaques d’herbivores ?

Dans certaines conditions le prédateur renonce à une partie de ses gains pour entrer en relation. La proie est certes capturée, mais maintenue en vie elle fournit une rente bien plus durable qu’un gros festin. Le botaniste Michael Pollan raconte bien comment le maïs et le blé ont su « domestiquer » l’espèce humaine.

 

 

Au fil de leur enquête les auteurs ont vu émerger trois principes généraux, trois manières qu’a la vie de créer de la nouveauté grâce à l’entraide :

  • La symbiodiversité à tendance à former un inextricable emboitement d’interactions. Cette interdépendance radicale de tous les êtres vivants renforce clairement la résilience des systèmes vivants. Mais une espèce qui tue ou épuise ses voisins finit par se retrouver seule et par mourir. A l’inverse, garder un entourage ou un écosystème sain et diversifié nécessite que chacun veille sur le bien être des autres au sein d’un groupe et au delà du groupe.
  • La fusion pour former un nouvel être.
  • Le basculement de groupes d’organismes à des groupes en tant qu’organismes. c’est à dire la capacité d’adaptation qui nous est offerte par les bactéries et les virus qui nous habitent.

 

L’entraide est un fait omniprésent dans le monde vivant, mais dans l’imaginaire collectif la croyance en une nature compétitive laisse croire que nous devons nous extraire de la nature pour éviter la barbarie. Une vision plus réaliste consiste à considérer le vivant comme le résultat d’un équilibre entre compétition ET coopération. Il faut reconnaitre nos capacités spontanées à l’entraide. Pour les maintenir il faut vivre dans un environnement ou la coopération est fréquente.

 

Peut-on envisager une entraide généralisée du genre humain et même au delà, en prenant comme « grand méchant loup », le réchauffement climatique ? Les auteurs pensent que le pari est loin d’être gagné. Il ne faut pas oublier, disent-ils, que l’être humain peut être simultanément capable d’altruisme et de cruauté. L’entraide ne se pense pas hors contexte et n’est pas nécessairement un acte moralement bon.

 

Les auteurs disent que cette enquête leur a fait prendre la mesure du foisonnement des liens dans le monde vivant et de notre interdépendance radicale avec l’ensemble de la toile du vivant. Pour eux, recommencer à croire dans notre interdépendance avec les « autres qu’humains » redonne de la force et du courage. Pour avoir une chance de rester longtemps sur terre, il n’y a pas de secret, il nous faut nous adapter aux principes du vivant et bien nous entendre avec les autres êtres. Mais comment recréer les liens de réciprocité, de confiance, de sécurité et d’équité avec ce qui nous entourent. Voila le chantier qui arrive !

 

De mon point de vue, les auteurs se montrent moins préoccupés que dans Comment tout peut s’effondrer (cf. note de lecture) par le retentissement des notions dérangeantes à envisager, ce qui ne facilite pas toujours le cheminement dans l’idée d’entraide. Il y a parfois des moments où l’on se perd entre la puissance de la compétition et la permanence de l’entraide dans la vie. Il est alors difficile de situer les mouvements et les contre mouvements de ses deux tendances et de suivre le fil de la réflexion.

Annie LE LUHERNE