Comment tout peut s’effondrer

Et si notre civilisation s’effondrait ? Non pas dans plusieurs siècles, mais de notre vivant. Loin des prédictions Maya et autres eschatologies millénaristes, un nombre croissant d’auteurs, de scientifiques et d’institutions annoncent la fin de la civilisation industrielle telle qu’elle s’est constituée depuis plus de deux siècles. Que faut-il penser de ces sombres prédictions ? Pourquoi est-il devenu si difficile d’éviter un tel scénario ?

Dans ce livre, Pablo Servigne et Raphael Stevens décortiquent les ressorts d’un possible effondrement et proposent un tour d’horizon interdisciplinaire de ce sujet – fort inconfortable – qu’ils nomment la « collapsologie ». En mettant des mots sur des intuitions partagées par beaucoup, ce livre redonne de l’intelligibilité aux phénomènes de « crises » que nous vivons, et surtout, redonne du sens à notre époque. Car aujourd’hui, l’utopie a changé de camp: est utopiste celui qui croit que tout peut continuer comme avant. L’effondrement est l’horizon de notre génération, c’est le début de son avenir. Qu’y aura-t-il après ? Tout cela reste à penser, à imaginer et à vivre…

Comment tout peut s’effondrer

Pablo Servigne et Raphael Stevens
Seuil, 2015, 260 pages

 

Le catastrophisme n’est-il pas un nouvel opium du peuple, distillé par des écolos et des scientifiques en mal de financement ? Avec une telle question le livre commence fort . L’effondrement est défini comme le processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, énergie, etc.) ne sont plus fournis à une majorité de la population par des services encadrés par la loi.

Mais entre les grandes déclarations qui évoquent la possibilité d’un effondrement et notre quotidien il y a un tel fossé qu’un trait d’union est à faire.

L’histoire nous montre qu’il existe divers degrés d’effondrement, et que même s’il y a des constantes, chaque cas est unique. Le sujet de l’effondrement est un sujet toxique qui nous atteint au plus profond de notre être. C’est un choc énorme qui dézingue les rêves.

Cela revient à faire un deuil d’une vision de l’avenir que nous nous étions imaginé. Il faut donc apprivoiser de nouveaux avenirs et les rendre vivables.

 

Devant les réactions émotionnelles, tristesse, peur, colère, que manifeste le public lors des conférences données par les auteurs exposant des faits et des chiffres, ils ont choisi d’ajouter au discours froid et objectif, plus de subjectivité et de laisser place aux émotions.

« Nous avions beaucoup à apprendre des liens entre psychisme et effondrement » disent-ils. Beaucoup de choses décrites sont impensables.

 

Les auteurs se livrent d’abord à un constat. Il est compliqué de se représenter la croissance exponentielle. Dans la nature, les écosystèmes y réagissent de différentes manières soit par une stabilisation avec apparition d’un équilibre, soit avec des oscillations autour d’un plafond, soit le plafond est transpercé ce qui entraine l’effondrement du milieu.

Depuis les années 90, chaque année l’humanité consomme en ressource plus qu’une planète en toute connaissance de cause détruisant à un rythme soutenu le système terre. L’âge des techno sciences à remplacé celui des sociétés agraires et artisanales. Nous vivons sous le signe de l’accélération avec augmentation de la vitesse ce qui rétrécit la perception de l’espace, augmentation des changements autant dans notre travail que dans nos relations. Nos agendas sont remplis et nous avons le plus souvent le sentiment de manquer de temps.

 

 

  • Y-a-t-il une limite (ou plusieurs) à cette croissance ? Il faut distinguer les limites infranchissables, nos ressources non renouvelables, des frontières qui révèlent leurs dangers une fois franchies, les ressources renouvelables mais que nous épuisons plus vite qu’elles ne se régénèrent.

Le pic mondial de production de pétrole conventionnel a été franchi en 2006 selon l’agence internationale de l’énergie. Pour un groupe de scientifiques britanniques, 2/3 de la capacité actuelle de production de pétrole brut devra être remplacée d’ici à 2030. L’air du pétrole facile et peu cher est révolu.

Pour les auteurs, imaginer qu’une électrification du système de transport pourra remplacer le pétrole n’est guère réaliste. Sans le pétrole, le système électrique actuel, y compris le nucléaire, s’effondrerait. Nous approchons du « pic de tout ». On peut s’attendre à un déclin imminent de la disponibilité en énergies fossiles et en matériaux qui alimentent la civilisation industrielle.

 

Mais que peut-il y avoir après le pic pétrolier ? Il restera encore du pétrole mais le gain énergétique, le taux de retour énergétique TRE, ne sera pas à la hauteur des dépenses pour l’extraire. Ce taux qui était au début du 20ème siècle de 100 pour 1 est aujourd’hui de 11 pour 1. Le TRE est aussi valable pour les éoliennes. En tenant compte du nécessaire stockage, il est de 3,8 pour 1. Le TRE minimal pour fournir les services de base a été évalué entre 120 et13 pour 1, il va donc être nécessaire de décider des services à conserver et ceux auxquels il faudra renoncer. Dans ces conditions on voit mal comment notre civilisation pourrait retrouver un horizon d’abondance, et même de continuité.

 

Le système financier est intimement lié au système énergétique. Une crise énergétique prépare donc une crise économique. Sans énergie à cout accessible, c’est la fin de l’économie telle que nous la connaissons : les transports rapides, les chaines d’approvisionnement longues et fluides, l’agriculture industrielle, le chauffage, le traitement des eaux, Internet, etc…

 

 

  • En plus des limites qui empêchent tout système de croitre à l’infini, il y a les frontières, des seuils au delà desquels des systèmes se dérèglent. Les conséquences de ses dérèglements ne sont le plus souvent connues qu’après avoir dépassé les limites. Le changement de climat est dans ce cas de figure.

 

Certains états se préparent aux conflits qui en découleront. L’Inde par exemple à entrepris de construire une barrière sur les 300 km de sa frontière avec le Bangladesh .Dans l’histoire, si les ralentissements économiques ont été les causes directes des graves crises sociales qui ont provoqué des effondrements démographiques, le climat en a toujours été la cause première, et au cœur du processus, on trouve toujours des crises alimentaires. Les ruptures dans les systèmes alimentaires aggraveront les situations de pauvreté et de famine ainsi que le risque de conflits violents intergroupes.

 

La perte de la biodiversité est aussi liée au franchissement des limites. Les phénomènes d’extinction de certaines espèces touchent toutes celles en interactions écologiques. Ce que l’on nomme les « coextinctions » sont potentiellement les plus nombreuses. On assiste à une « défaunation » qui mobilise peu la communauté internationale.

Comment assurer la fonction de pollinisation nécessaire à 75% des espèces cultivées, en l’absence d’insectes pollinisateurs ? Par des drones peut être ?

L’effondrement de la biodiversité risque d’entrainer une réduction de la population humaine suivant les schémas classiques ; famines, maladies et guerres.

 

D’autres frontières sont aussi très sensibles : l’acidification des océans, la consommation d’eau douce, la perturbation du cycle de l’azote et du phosphore.

 

 

  • Les écosystèmes qui subissent des perturbations régulières ne montrent pas immédiatement des signes apparent d’usure, mais perdent progressivement leur capacité à se rétablir jusqu’à atteindre un point de rupture, un seuil invisible au-delà duquel l’écosystème s’effondre de manière brutale et imprévisible.

En 2008, une équipe de climatologues a recensé 14 « éléments de basculement climatiques » susceptibles de passer le point de rupture (le permafrost en Sibérie, la forêt amazonienne, les calottes glaciaires,…). Chacun d’eux est capable à lui seul d’accélérer le changement climatique et de déclencher les autres !

 

 

  • Face à ces risques de ruptures, les freins au changement existent à tous les niveaux.

Les systèmes alternatifs d’agriculture sont reconnus et promus par la FAO par exemple. Pourquoi ne décollent-ils pas ? Pourquoi sommes-nous toujours « prisonniers » de l’agriculture industrielle ? Les systèmes techniques en place se donnent les moyens de résister au changement. Le verrouillage apparaît lorsque de nouvelles nichent techniques n’arrivent plus à émerger a cause du système dominant qui ne laisse plus d’espace à la diversité. De plus, les investisseurs ont tendance à préférer ce qui a fait ses preuves.

Lorsqu’un système est implanté, il crée des habitudes dont nous avons du mal à nous défaire. En psychologie sociale, ce mécanisme désigne la tendance des individus à persévérer dans une action même lorsqu’elle devient coûteuse ou ne permet plus d’atteindre les objectifs.

 

 

  • Selon l’archéologue J.Tainter, il existe une tendance des sociétés à se diriger vers de plus grands niveaux de complexité, de spécialisation et de contrôle sociopolitique ce qui serait une des causes majeures de l’effondrement des sociétés.

Aujourd’hui, si on retire le pétrole, le gaz et le charbon, il ne reste plus grand-chose de notre civilisation thermo-industrielle. Presque tout ce que nous connaissons en dépend : les transports, la nourriture, les vêtements, le chauffage. En plus aucune de nos institutions n’est adaptée à un monde sans croissance. Arrêter le mouvement du « progrès » et retrouver un mode de vie moins complexe n’est plus possible et sera le fruit d’un choc systémique majeur. Ceux qui comprennent cela le vivent avec angoisse.

 

A l’échelle du monde, tous les secteurs et toutes les régions de notre civilisation globalisée sont devenus interdépendants au point de ne pouvoir supporter un effondrement sans provoquer un vacillement de l’ensemble. Le fonctionnement « à flux tendu » génère la disparition des stocks. Pour la France le pétrole est stocké obligatoirement pour 90 jours de consommation. En réduisant les stocks, le système économique mondial a gagné en efficacité ce qu’il a perdu en résilience. Les infrastructures, grands piliers de nos sociétés, comme le réseau électrique, de télécommunication ou de transport sont vulnérables. En 2000, suite à une grève des camionneurs bloquants les grands dépôts de carburant en Grande-Bretagne, les gens se ruèrent dans les supermarchés pour faire des réserves. Un jour plus tard, le système de santé commença à annuler les interventions chirurgicales non essentielles et les écoles fermèrent leurs portes Dans nos sociétés très peu de gens savent survivre sans le supermarché. La population est dépendante de la structure artificielle si elle s’écroule, c’est la survie de l’ensemble qui peut ne plus être assurée.

 

Pour tenter de savoir ce que l’avenir nous réserve, il faut partir de quelques certitudes. Mais comment pourrions-nous encore croire à l’urgence, alors que des catastrophes sont régulièrement annoncées depuis plus de 50 ans. De plus comme le dit le mathématicien N. Taleb, les méthodes classiques d’évaluation des risques sont très peu pertinentes pour la prévision d’événements rares. Face à ce défi, les auteurs proposent de passer d’un mode « observer, analyser, commander, contrôler » à un mode « expérimenter, agir, ressentir, ajuster ». L’effondrement est certain, et c’est pour cela qu’il n’est pas tragique. Car en disant cela, nous venons d’ouvrir la possibilité d’éviter qu’il ait des conséquences catastrophiques.

Détecter des signaux avant-coureurs est un enjeu crucial. Il s’agirait d’apprendre à reconnaitre la fragilité de système qui approche un seuil de basculement .Mais détecter ne garantit pas que le système n’ait pas déjà basculé. L’existence d’incertitude ne signifie pas que la menace est plus faible. Elle est au contraire l’argument en faveur de la politique  catastrophiste éclairée que propose J. P. Dupuy.

Des études menées par R. Wilkinson et K. Pickett  expliquent que de nombreux indices de santé d’un pays se dégradent non pas lorsque le PIB chute, mais lorsque le niveau d’inégalités économiques augmente. Les revenus générés par la croissance du PIB ne bénéficient pas à l’ensemble de la population .En réalité, le patrimoine se concentre entre les mains d’une petite caste. Aujourd’hui, alors qu’une majorité de pays pauvres et une majorité d’habitants des pays riches souffrent des niveaux exubérants d’inégalités des cris d’alarme s’élèvent, mais ceux que cela dérange s’insurgent contre le catastrophisme.

 

  1. Meadows répétait dans ses interviews en 2011 2012 : « Il est trop tard pour le développement durable, il faut se préparer aux chocs et construire dans l’urgence des petits systèmes résilients ». Mais rassurons nous disent les auteurs, un effondrement n’est pas un événement brutal, un couperet. Il dure généralement plusieurs décennies. Il faut pouvoir ouvrir l’imaginaire à un avenir pas forcement nihiliste ou apocalyptique mais sans évacuer les questions de la souffrance et de la mort, des tensions sociales et des conflits géopolitiques.

 

 

  • La chute d’une civilisation se caractérise d’abord par la perte de contrôle de sa périphérie. Cela réduit les ressources disponibles pour le cœur, ce qui précipite sa chute. Mais les zones restées en périphérie ont souvent conservé une partie de leurs systèmes communautaires et traditionnels. La possibilité d’un effondrement peut renverser l’ordre du monde. Les « noyaux de redémarrage » d’une civilisation seront-ils alors les régions considérées aujourd’hui comme les moins « avancées »? Une période de « simplification » de la société se met en route. Moins de spécialisation professionnelle, moins de contrôle centralisé, moins de flux d’informations, moins de commerce.

 

 

 

Les auteurs posent des questions majeures : pourra-t-on redémarrer le système après une courte panne? et redémarrer une civilisation après l’effondrement? Va-t-on s’entretuer?

Personne ne peut dire de quelle fibre le tissu social de l’effondrement sera composé, mais il est certain que l’entraide y jouera un rôle considérable. Le plus important serait de reconstruire un tissu local solide et vivant, un capital social qui puisse servir en cas de catastrophe. L’essentiel est que la croyance profonde en un effondrement ne rende pas notre présent trop désagréable, car nous aurons besoin de réconfort pour traverser ces temps de troubles et d’incertitudes.

 

Les auteurs terminent par un renversement et une ouverture : l’effondrement n’est pas la fin mais le début de notre avenir. Le fait de ne pas se contenter d’une accumulation de références et de données, mais de prendre en compte les étapes de la prise de conscience et des effets douloureux que cela entraine, donne toute la consistance à cette réflexion. Les questions qui placent la personne et ses émotions au cœur du sujet font l’originalité et l’intérêt de ce livre.

 

Au total un ouvrage très documenté avec une longue liste de références qui fait appel à notre réflexion mais qui ne nie pas les émotions que les idées déclenchent, ce qui est très rare dans ce genre d’essai. Si vous couplez cette lecture avec le roman « Zone de divergence » de J. Feffer, le tableau est complet, (et l’insomnie garantie ?!)

 

Annie LE LUHERNE