Variations autour d’invariant

             Invariant, invariance, invariabilité, invariablement et invariable ont des antonymes ayant une source commune : variable venant de vair du latin varius moucheté, tacheté, bigarré surtout en parlant de la peau ; une terre arrosée en surface ; au sens moral : varié, divers, inconstant, irrésolu ; couleur indécise des yeux neutralisant l’opposition bleu-marron et correspondant à bleu-gris ou gris-bleu ; bigarré pour un tissu, une fourrure ; changeant, luisant pour l’acier ; fourrure d’un écureuil le petit-gris aux couleurs variées ; une personne inconstante, variable.

Invariant : s’applique à ce qui ne varie pas. En mathématiques désigne puis qualifie une relation, une grandeur, une propriété qui se conserve dans une transformation.

Invariable : ce qui ne change pas.

TOURNER AUTOUR

 « Toute loi physique, comme d’ailleurs tout développement mathématique, spécifie une relation d’invariance : les propositions les plus fondamentales de la science sont des postulats universels de conservation. » Jacques Monod (Le Hasard et la Nécessité)

Francisco Varela nous rappelle dans son ouvrage « Autonomie et connaissance » que « nous ne pouvons pas sortir du domaine spécifié par notre corps et notre système nerveux. Il n’y a pas d’autre monde que celui formé à travers les expériences qui s’offrent à nous et qui font de nous ce que nous sommes. Nous sommes nous-mêmes enfermés dans un domaine cognitif dont nous ne pouvons pas nous échapper. »

Ce que Michel Bitbol exprime en disant que nous sommes « à l’intérieur du réseau interconnecté du monde » et que seule la reconnaissance de cette position « lève les paradoxes nés du rêve de le voir comme de l’extérieur. »

Ce cadre, en tout cas dans le domaine des sciences de la nature, est assez simple à décrire. Une part de réel, celle qui mobilise l’intérêt des scientifiques qui cherchent à travers des dispositifs expérimentaux à la comprendre ; une part conceptuelle, scientifique mais aussi culturelle – élaborée ou tellement immédiate et naturelle qu’elle constitue une forme de point aveugle, qui est rarement questionnée, comme les concepts de temps, d’objet, de cognition,… ; enfin une part procédurale qui permet d’une part de réaliser les dispositifs expérimentaux et les mesures afférentes et d’autre part de dialoguer entre chercheurs, de répéter les expériences, de les vérifier, les valider, de construire une représentation partagée du réel étudié, de comprendre.

 Ce cadre physique et cognitif n’est pas fixé extérieurement à l’activité intellectuelle humaine, il est un produit de cette activité et subi des évolutions, ce que Thomas Samuel Kuhn nomma des changements  de paradigme. Comme le passage du modèle géocentrique de Ptolémée au modèle héliocentrique de Copernic ; celui du temps newtonien à l’espace-temps einsteinien,… Mais la physique n’est pas la seule science concernée, en éthologie le passage s’est effectué lentement de l’animal-machine de Descartes, qui criait quand on le battait en raison des contractions de la cage thoracique mais pas en raison d’une douleur que son absence d’âme ne lui permettait pas de ressentir ; en passant par l’étude d’animaux en captivité, laboratoire ou zoo, mettant en évidence chez les primates des rapports innés d’inceste, de domination des mâles, d’agression; jusqu’à ce que sous l’impulsion de Kinji Imanishi les études soient réalisées dans leur milieu naturel, sans intervention humaine et révèlent un tout autre monde de relations, avec des cultures technologiques propres, transmises par les mères, et différenciant au sein d’une même espèce des groupes géographiquement séparés, l’absence de pratiques incestueuses, un partage des rôles entre mâles et femelles dans l’éducation des enfants, d’importantes pratiques de coopération et pas seulement de domination et de conflit. Pour aujourd’hui considérer l’animal comme une personne. « L’animal est devenu un sujet, non pas parce que nos projections populaires et affectives nous le font voir ainsi, mais parce que les travaux scientifiques les plus modernes ne nous laissent pas le choix. » Dominique Lestel. (Voir aussi l’ouvrage d’Yves Christen « L’animal est-il une personne ?»). Ce survol rapide de l’étude des primates montre à quel point le réel – leur vie à l’état naturel – est perçu en fonction de nos représentations – nos concepts sur ce qu’est l’animal « C’est la théorie qui décide de ce que nous sommes en mesure d’observer » Albert Einstein – et que celles-ci engendrent en cohérence les procédures d’expérimentation et de validation qui seront utilisées et partagées par la communauté des experts. Les évolutions se faisant toujours dans la « douleur ».  « Une nouvelle vérité scientifique ne triomphe jamais en convainquant les opposants et en faisant voir la lumière, mais plutôt parce que ses opposants finissent par mourir et qu’il naît une nouvelle génération à qui cette vérité est familière. » Max Planck et pour l’éthologie le paléontologue Beverly Halstead considéra que le regard ethnologique d’Imanishi sur les primates était une « théorie de l’évolution japonaise dans son irréalité », donc sans aucun caractère scientifique. Ce à quoi Frédéric Kaplan, roboticien, aurait pu répondre : « Analyser toutes choses à partir des machines que l’on construit est un trait typiquement occidental ».

Pourquoi ce détour, parce que la notion d’invariant appartient au cadre cognitif dans lequel nous sommes enfermés, et qu’il ne nous est pas possible de désintriquer ce qui appartient au réel de ce qui nous appartient en tant qu’acteurs réfléchissant sur notre monde.

Nous sentons bien que les lois de la physique doivent être indépendantes du fait de réaliser l’expérience à Lorient ou à Paris ou San Francisco, et que les résultats de celle-ci doivent être indépendants du fait que l’opérateur soit un lève-tôt ou un couche-tard. Emmy Noether en 1918 montre l’équivalence entre les lois de conservation et l’invariance dans les lois de la physique.

L’indifférence au lieu – ici, la translation dans l’espace selon une direction – entraîne la conservation de la quantité de mouvement selon la même direction ; l’indifférence au moment – translation dans le temps – entraîne la conservation de l’énergie ; et l’invariance par rotation dans l’espace entraîne la conservation de l’énergie cinétique. Ce théorème dit Théorème de Noether fut qualifié par Albert Einstein de « monument de la pensée mathématique ».

Ce concept d’invariance lie entre eux un contexte – un espace de dimension n – des transformations dans cet espace, translations, rotations ou réflexions, qui s’appliquent sur un objet. Ce qui signifie qu’un invariant physique caractérise un fait, c’est-à-dire un phénomène observé par un sujet au moyen d’un appareil, ce fait est donc une relation. L’invariant est donc l’attribut d’une relation contextualisée, ce qui le différencie de l’invariable qui lui semble renvoyer à une relation hors contexte, une sorte d’absolu qui dès lors qualifie l’objet dans l’oubli de la relation cognitive dans laquelle il apparaît. L’invariable renvoie à l’ontologie de l’objet alors que l’invariant concerne la relation de l’objet avec son environnement, environnement auquel appartient l’observateur. Cette trame relationnelle fait que l’’’objet’’ est plus semblable à un tourbillon qu’à une pierre, mais n’en est pas moins réel. Ce rapport avec le tourbillon permet de faire le lien avec le concept de complexité. Complexité qui caractérise les travaux de prospective et en particulier l’EPE. Le Groupe Exploratoire constitue le milieu dans lequel va se construire le tourbillon résultant de l’interaction des diverses représentations, des corrélations à longue portée qu’expriment les participants. Corrélations nées de la rencontre entre la culture et l’expérience de chacun avec les données de l’Exercice de Prospective Exploratoire et des interactions entre les apports de chacun. Cet ‘’objet’’ prospectif est un objet relationnel qui présentera une certaine stabilité au sein du champ cognitif produit par le Groupe, sa pertinence, elle, dépend de la représentativité de ce Groupe.

INTRICATION QUANTIQUE

 « La description que donne la mécanique quantique de la réalité peut-elle être considérée comme complète ? » A. Einstein, B. Podolsky et N. Rosen (1935) E.P.R.

Voilà lancé le paradoxe EPR. Huit ans après la conférence Solvay à Bruxelles en octobre 1927 où Bohr l’avait emporté sur Einstein. Ce dernier, en 1935, propose une autre expérience de pensée, que réalisera Alain Aspect en 1982. Quel est le « problème » ? Les mesures de spin sur deux photons éloignés mais issus d’un même événement donnent un résultat conforme à la théorie quantique et en contradiction apparente avec la relativité, puisqu’il semble qu’une information circule de l’un à l’autre à une vitesse supérieure à la vitesse de la lumière – constante indépassable dans le cadre de la relativité – pour ne pas dire instantanément, et ceci contrairement à l’avis de l’équipe E.P.R. exprimé dans le document de 1935. L’expérience renouvelée dans d’autres labos et aussi sous d’autres formes donne le même résultat. Celui-ci n’est pas remis en cause – KO posthume au profit de Bohr ! – mais quel sens donner à ce résultat ? Les débats sur le pourquoi et le comment font toujours rage, et pour certains pourraient – redonner raison à l’équipe E.P.R. – à moins que la solution soit toute autre !

La difficulté majeure est liée à la qualité exceptionnelle des résultats de la théorie quantique et plus encore de la théorie quantique des champs, celle qui est relativiste. Jamais la physique n’avait encore connu une telle précision dans les rapports entre les prévisions théoriques et l’expérience.

En 1964 J.S. Bell produit des inégalités qui, si elles sont vérifiées, contredisent les prévisions de la mécanique quantique. Trois interprétations sont possibles : a) il est impossible d’attribuer des propriétés intrinsèques aux systèmes physiques, il n’y a donc pas de variables cachées ; b) il existe des propriétés intrinsèques qui s’influencent instantanément à des distances arbitraires (non-localité) ; c) les prévisions de la mécanique quantique sont incorrectes. Le point c peut être éliminé compte tenu des résultats sur plus de cinquante ans et des résultats de l’expérience d’Alain Aspect. Restent les options a et b. L’option b, dite de non-localité, donne un sens ontologique à la non-séparabilité de l’option a. en d’autres termes, en (a) les ‘’objets’’ physiques ‘’’existent’’ à travers la théorie et le dispositif expérimental dont fait partie l’expérimentateur. « Selon la théorie quantique des champs une particule – un électron – n’est pas une réalité en soi. C’est plutôt un élément, fugace, d’une représentation théorique intersubjectivement très efficace… La balance penche donc nettement en défaveur du réalisme des entités. » Bernard d’Espagnat (Traité de physique et de philosophie) ; en (b) cette inséparabilité fait que les particules qui ont interagi dans le passé ne peuvent plus être considérées comme des ‘’objets’’ distincts, elles sont un seul et même ‘’objet’’ quantique d’où leur apparente communication instantanée, plus rapide que la lumière… Ce « phénomène dit ‘’intrication quantique’’, par lequel un système de plus d’une particule doit être considéré comme une seule unité holistique » Roger Penrose (A la découverte des lois de l’univers).

Mais d’autres compréhensions existent celle de David Bohm avec des variables cachées, dont les sources sont à rechercher chez Louis de Broglie et son onde-pilote, qui conserve la non-localité. Celle de Laurent Nottale qui en renonçant à la dérivation dans l’espace (celle qui donne la vitesse et la double dérivation l’accélération) arrive à une vision fractale de l’espace-temps, qui lui permet de développer une relativité d’échelle explicative de l’intrication quantique, et dont les conséquences peuvent aussi s’appliquer à l’économie, à la biologie et la sociologie. Autre regard, pas encore une théorie, mais une analogie avec la théorie de la décision, les deux formalismes quantique et de décision étant analogues. Ne pas, pour autant, traduire que la particule décide d’un spin ou d’un autre ! Ces évocations n’épuisent pas, bien sûr, les possibles en débat, tel que les univers multiples, ou la réduction des théories à la seule manipulation des mesures, sans qu’une réalité physique sous-jacente soit nécessaire… «Il fallait une explication, on l’a trouvée, on en trouve toujours ; les hypothèses, c’est le fonds qui manque le moins » Henri Poincaré.

Pour ma part je crois que nous devons repenser notre concept d’objet et celui d’espace-temps, je me sens assez proche de Laurent Nottale et de sa vision fractale de l’espace-temps… Mais c’est un questionnement toujours en cours !

Ce qui me semble le mieux résumer la situation actuelle est cette référence de François Jullien à un commentaire de Confucius par Shi Dequing, exprimée dans Un sage est sans idée : « il y a le ‘’caché’’ relevant de ‘’l’absolument invisible-inaudible’’ – dont se défie Confucius – qui est un caché ‘’par séparation’’ ; et il y a le caché de ce qui ‘’se déploie de la façon la plus vaste – la plus ample’’ et ‘’qui se trouve en même temps au sein du plus proche’’ (ou, plus exactement, ‘’au travers du plus proche’’), de ce qu’on ‘’utilise ainsi tous les jours’’ ‘’et que néanmoins on ne voit pas’’. Ou, comme on peut aussi traduire : ‘’et qui par là même ne se voit pas’’. »

Déjà, dans la Grèce antique, Héraclite nous avez transmis l’idée que « la nature aime à se voiler » !

SCIENCES ‘’DURES’’ / SCIENCES ‘’MOLLES’’/ DOCTRINES/ IDÉOLOGIES …

« La seule différence qui se fait jour à cet égard entre les sciences humaines et les sciences de la nature est que ces dernières ont pu délimiter un secteur de distanciation objectivante suffisamment stable et suffisamment vaste pour pouvoir mettre la question de son incomplétude entre parenthèses pendant plusieurs siècles. Le débat autour de la mécanique quantique peut dans cette perspective être lu comme la manifestation d’un retour de ce refoulé épistémique. » Michel Bitbol (L’aveuglante proximité du réel)

Ce qui me semble participer le plus clairement à cette différence c’est, en faisant retour aux fondements de la recherche scientifique vus précédemment – réel, concepts, procédures –, l’aspect procédural qui fait que les validations conceptuelles se font dans un entre-soi beaucoup plus étroit que dans les sciences de la nature. Ecole psychanalytique freudienne, contre les lacaniens, ou les neurobiologistes, ou etc… Chaque ‘’école’’ génère ses propres modes de validation et de régularité des pratiques, entretenant souvent des rapports conflictuels avec les écoles les plus proches, souvent dissidentes, alors que la conquête de la mesure – « la mesure est la clef de la physique et l’acte propre de la raison appliquée à connaître la nature. » Nicolas de Cues (1401-1464) – a permis la création d’une langue commune et la certitude que ce qui était mesuré existait indépendamment du travail de recherche et donc de l’observateur, réalisme et objectivité confortés par des procédures internationales de validation ! (même si, aujourd’hui, le réalisme et l’objectivité sont remis en question par la mécanique quantique).

 « Quand l’hypothèse est soumise à la méthode expérimentale, elle devient une théorie ; tandis que, si elle est soumise à la logique seule, elle devient un système. Le système est donc une hypothèse à laquelle on a ramené logiquement les faits à l’aide du raisonnement, mais sans une vérification critique expérimentale. La théorie est l’hypothèse vérifiée, après qu’elle a été soumise au contrôle du raisonnement et de la critique expérimentale. La meilleure théorie est celle qui a été vérifiée par le plus grand nombre de faits. Mais, une théorie pour rester bonne, doit toujours se modifier avec les progrès de la science et demeurer constamment soumise à la vérification et à la critique des faits nouveaux qui apparaissent. Si on considérait une théorie comme parfaite et si on cessait de la vérifier par l’expérience scientifique journalière, elle deviendrait une doctrine. Une doctrine est donc une théorie que l’on regarde comme immuable et que l’on prend pour point de départ de décisions ultérieures, que l’on se croit dispensé de soumettre désormais à la vérification expérimentale. » Claude Bernard

L’antonyme de cette description me semble être, ainsi que l’exprimait Pierre Debray-Ritzen, la scolastique. Terme qu’il définissait comme une « forme de raisonnement très habile pour conquérir l’adhésion sans donner de preuve » (La scolastique freudienne)

Doctrines et idéologies, me semblent, relever de ce qualificatif : scolastique ! Seule la conformité à l’énoncé de la théorie (doctrine) fonde la vérité. Nous sommes loin d’une démarche scientifique soumise au verdict de l’expérience. Qui plus est, d’une expérience répétée par d’autres selon des modalités partagées et contrôlées.

CONCLUSION

            Réalité ou représentation ?

            « Le grand livre de la nature est écrit en langage mathématique. » Galileo Galilée

« Nous pouvons imaginer que ce réseau compliqué d’objets en mouvement, qui constitue ‘’le monde’’, est quelque chose d’analogue à une grande partie d’échecs jouée par les dieux, et que nous sommes des observateurs de ce jeu. Nous ne savons pas quelles sont les règles du jeu ; la seule chose que nous puissions faire, c’est de regarder le jeu. Bien sûr, si nous regardons suffisamment longtemps, nous pouvons finalement saisir quelques-unes des règles. » Richard Feynman (Le cours de physique)

Invariants, constantes et lois esquissent quelques règles falsifiables, comme le dit Karl Popper, ou plus clairement en français, réfutables.  Cette limite à nos certitudes ne fait plus ‘’problème’’ depuis les travaux de Gödel et de Wittgenstein, nous avons choisi la consistance – la non-contradiction – de nos théories contre leur ‘’vérité’’ – le fait qu’elles représentent le réel tel qu’il est – et ceci marque l’incomplétude incontournable de toute théorie formalisée ce qui est une bonne nouvelle pour l’aventure scientifique qui n’est ainsi pas prête de s’achever.

 Une langue, une longue attention soutenue dans l’observation et aussi une intuition poétique. Comme le rappelle François Jullien à propos du poème chinois : « ces quelques mots tressés ensemble, tel un trait d’écume, fond prendre conscience du fonds d’immanence, ils le font remarquer… Car ce poème n’exprime pas, il ne décrit pas non plus… il est sans objet particulier. Mais il capte [ce qui est] en amont de tout ‘’objet’’ possible. » (Un sage est sans idée)

 Cette recherche sans fin, à jamais inaboutie, est le plus bel invariant que nous propose le Réel… En supposant qu’il existe ?

Ou comme le disait Prévert « De deux choses l’une, l’autre c’est le soleil. » (Le paysage changeur in Paroles)

Jean PIANEL