Comment les géants du numérique veulent gouverner nos villes

La fabrique et la gestion des villes sont aujourd’hui confrontées, comme de nombreuses autres activités, au remplacement de décisions humaines par des décisions algorithmiques. Le problème, concernant la cité, est que la substitution n’est pas seulement technique et professionnelle : elle est aussi politique. Elle ne touche pas que les métiers et les emplois ; elle affecte la capacité des responsables locaux et des citoyens à penser et à porter des projets de société.

Une confrontation majeure est donc engagée entre la cité politique, matrice historique des démocraties occidentales, et la ville-service numérisée proposée par les géants de l’économie numérique que Google, Apple, Facebook, Amazon, Uber et les milliers de start-up qui gravitent autour de ces entreprises. Celles-ci ont un objectif commun : prendre des positions dominantes sur les marchés urbains (logement, transports, services municipaux) qui constituent plus du tiers des dépenses des ménages.

Si notre société a pris conscience de l’influence croissante des acteurs de l’économie numérique sur ses choix, elle hésite entre la fascination devant les promesses d’un « salut par la technologie » et la peur d’un monde placé sous surveillance généralisée. En prenant l’exemple des villes et de la démocratie locale, Jean Haëntjens nous explique que l’avenir n’est pas à espérer ou à redouter, mais à conquérir.

Jean HAETJENS

Comment les géants du numérique veulent gouverner nos villes – La cité face aux algorithmes

Le premier essai qui pose la question du rôle et de l’influence des GAFA dans la cité

Rue de l’échiquier, 2018, 155 p.

Cette note de lecture, reproduite ci-dessous, a été éditée par Futuribles et écrite par Frédéric Weill :

« Les thèmes de la transition numérique et de la ville intelligente saturent depuis plusieurs années le champ médiatique du développement territorial. Derrière l’accumulation d’images, d’innovations techniques et de slogans, il est souvent bien difficile de se constituer une grille de lecture intelligible de toutes ces transformations. Le dernier ouvrage de Jean Haëntjens, Comment les géants du numérique veulent gouverner nos villes, apporte une contribution bienvenue à cet effort. Il permet de nous aider à mieux comprendre ce que signifie la notion de territoire à l’heure numérique, mais aussi quel pourrait y être le rôle de l’élu local.

L’ouvrage est structuré autour de la mise en tension de deux figures traditionnelles de la ville, entre la cité politique qui produit du sens et de la citoyenneté active, et la ville service davantage organisée autour de la réponse aux besoins des habitants. Jean Haëntjens se saisit de cette opposition traditionnelle pour questionner la fragilisation récente du pouvoir local en Europe, fondé sur cet héritage de la cité politique, face à l’affirmation de la ville service, plutôt d’inspiration anglo-saxonne et dominée par les acteurs privés et les géants du numérique.

Il met en évidence les différentes facettes de la ville intelligente, avec les outils de modélisation systémique de la ville, l’automatisation des réseaux de transport ou d’eau, les possibilités d’intermédiation entre offre et demande, la tarification des services urbains ou encore les civic techs. La montée en puissance de ces solutions s’accompagne de promesses sur une ville intelligente, bienveillante et efficace, qui aurait résolu toutes les contradictions du fait urbain moderne.

L’ouvrage montre de manière pédagogique comment la mise en avant de ces promesses constitue comme un miroir inversé du repli, depuis plusieurs années, de la sphère publique et de l’élu local face au secteur privé. Il met par ailleurs en évidence les zones d’ombre de ces discours séduisants, s’agissant notamment de la pauvreté de leur contenu politique, mais aussi de l’efficacité très relative des solutions proposées lorsqu’elles sont effectivement mises en œuvre. Si la ville intelligente s’attaque généralement à l’optimisation d’objets isolés tels que les réseaux d’assainissement, les logements ou les véhicules, elle apparaît nettement moins performante pour penser l’évolution du système urbain dans son ensemble, et encore moins pour en appréhender les ruptures.

Derrière ces effets pervers, il y a clairement le risque pour la démocratie locale de se voir vidée de sa substance au profit du pouvoir des algorithmes, à l’issue d’une course sans fin des collectivités aux gains d’efficacité et à l’optimisation budgétaire des services urbains. L’auteur appelle les acteurs locaux à se réapproprier ce qui fait depuis toujours la richesse et la séduction des villes : l’ancrage dans un lieu, la capacité à produire « du beau, du sens et du lien », mais aussi le temps long qui permet de construire progressivement une société complexe avec une culture et une identité qui lui sont propres.

Pour cela, il les invite à réinventer la démocratie locale à l’heure de la révolution numérique. Il s’agit pour l’élu d’assumer son rôle de producteur de sens et de vision, le numérique n’étant pas une fin en soi mais un ensemble d’outils pour aménager plus efficacement la ville : modélisation au service de la planification spatiale, organisation des mobilités de proximité, citoyenneté « augmentée », enrichissement des services proposés par les espaces publics, développement des interactions entre la nature et l’espace urbain…

Cependant, pour que les acteurs locaux puissent retrouver des marges de manœuvre face aux géants du numérique, ils doivent réaffirmer leur capacité à produire une vision collective, d’autant plus convaincante qu’elle s’articulera avec des actions concrètes et visibles, comme l’ont fait avec succès Copenhague ou Oslo. Ils doivent garder la maîtrise des ressources physiques de la ville, car c’est en agissant sur le bâti et l’espace que l’on aménage et modèle la ville dans la durée. Ils doivent conserver et renforcer leur capacité à hybrider les expertises humaines et les ressources numériques, ce qui suppose des moyens en ingénierie, des alliances entre acteurs de différentes échelles territoriales, mais aussi une citoyenneté plus active. Enfin, ils doivent s’interroger sur ce qui fonde la plus-value de leur action : produire « du beau, du sens et du lien », ce que les algorithmes ne pourront jamais proposer.

L’ouvrage, d’une grande richesse tout en restant très clair, suscite forcément de nombreuses réflexions et questions. Nous en retiendrons ici trois qui méritent particulièrement attention.

La première est celle de l’indispensable formation des acteurs locaux face à la révolution numérique. Formation des élus à la prise de décision en univers complexe et multi-acteurs, formation des équipes techniques à la maîtrise des systèmes techniques et à la transversalité, formation des citoyens aux questions de la Cité : le chantier est immense mais fondamental.

Deuxième réflexion, celle à engager autour de l’ingénierie locale, en particulier dans les villes moyennes ou les territoires ruraux. Cette question traditionnelle du développement local trouve ici une résonance particulière et invite à une indispensable mise en réseau des ingénieries locales. Comment les seules équipes techniques d’une petite ville seraient-elles de taille à discuter ou négocier face aux géants du numérique ?

Enfin, la question du temps long mériterait d’être approfondie. Le temps long s’inscrit dans le passé, tout en supposant une projection dans l’avenir : c’est par ce détour que les acteurs locaux sont susceptibles de construire une vision collective porteuse de sens. L’exercice est tout autant indispensable que parfois difficile à défendre à une époque où se multiplient les slogans et les images d’un avenir fantasmé, à mi-chemin entre le spot publicitaire et la simulation informatique. »

https://www.futuribles.com/fr/bibliographie/notice/comment-les-geants-du-numerique-veulent-gouverner-/