Le jihadisme

David BÉNICHOU, Farhad KHOSROKHAVAR, Philippe MIGAUX

Plon – 2015 – 495 pages

 L’objectif principal de l’ouvrage est de faire œuvre de vulgarisation, au sens noble du terme, et de rendre compte du phénomène jihadiste, entendu comme une idéologie extrémiste inspirée de l’islam mais à ne pas confondre avec cette religion. Alors que le jihadisme présente à la fois une menace réelle et une menace symbolique, par sa remise en cause du vivre ensemble, les trois auteurs nous proposent d’en décrypter le sens, la portée, la fabrication idéologique, les modes d’actions, mais aussi les différentes formes qu’il peut revêtir, tant dans les sociétés musulmanes qu’en Europe occidentale où l’Islam est devenue la deuxième religion dans de nombreux pays.

La première partie est consacrée aux dimensions historiques et géographiques du phénomène jihadiste, à son évolution de par le monde et à la manière dont il influence le monde occidental par ses diverses mutations. Elle retrace l’évolution idéologique qui au fil des onze derniers siècles a fini par produire le phénomène actuel. L’idéologie jihadiste contemporaine apparaît ainsi comme l’aboutissement déviant d’une école de pensée fondamentaliste, fondée sur une vision reconstruite des dogmes de l’Islam et de son histoire. Cette idéologie – dont l’objectif est de restaurer le califat et de réunir l’umma, la communauté des croyants – vise d’abord à la manipulation des exclus, des marginalisés, des frustrés des sociétés islamiques. Depuis les années 1970, l’islamisme contemporain a d’autant mieux fonctionné que les sociétés musulmanes, souvent dominées par des dictateurs ou des groupes qui font pièce à toute évolution de la société poussent une partie des jeunes à s’insurger sous une forme violente. Ce faisant, ils ne peuvent que s’inspirer de la seule ressource dont ils disposent, l’islam, notamment après l’échec des nationalismes autoritaires qui ont essaimé dans le monde arabe depuis les indépendances et favorisé, en raison même de leur insuccès, des formes exacerbées d’extrémisme religieux.

 

 

 

Au plan purement conceptuel, alors que le terme « jihad » n’est cité que quatre fois dans le coran et dans son sens premier d’effort moral, les jihadistes font de la guerre sainte leur destin de référence. Ils ne lui accordent qu’une signification purement offensive, en rappelant que le jihad de la conquête arabe initiale n’avait rien de défensif et que les musulmans doivent conquérir la terre entière pour donner à la religion d’Allah son caractère universel. Le jihad est ainsi la seule voie légitime pour résoudre les malheurs que font subir aujourd’hui aux musulmans les pays occidentaux, mais aussi leurs propres gouvernements impies. La vision jihadiste du monde, entièrement dichotomique, est ainsi fondée sur un affrontement absolu entre le Bien, que leur vision religieuse incarne et, le Mal, présent dans toutes les autres religions et idéologies qui portent la dimension actualisée de l’état d’ignorance antéislamique.

 

En découle une vision qui nie l’évolution des sociétés musulmanes et prône le retour pur et simple aux traditions originelles des salafs. La perception géopolitique du jihadisme ne permet que l’existence de deux terres, celle de l’islam, réduite à quelques espaces peuplés de vrais croyants, et celle des infidèles, qui redevient celle de la guerre. L’hostilité des jihadistes à l’égard du reste du monde est marquée également par l’utilisation de deux termes, l’apostasie et le polythéisme. La première est le fait de ceux qui, en refusant le jihad, abandonnent leur religion ; de polythéisme sont accusés ceux qui prétendent compatibles l’islam et la démocratie. Le jihadisme s’oppose pour cette raison aux autres courants de l’islam, en particulier le réformisme et le fondamentalisme, qu’il accable autant de ses critiques. Ces courants acceptent aujourd’hui la compatibilité de l’islam avec la démocratie.

 

De fait, l’expression « jihadisme » (et son adjectif) désigne avant tout une idéologie extrémiste qui a sa source d’inspiration explicite dans l’islam et une action violente qui s’inspire de ladite vision du monde. Si le jihadisme n’est pas l’islam, mais seulement une version ultra-minoritaire de cette religion, il n’aurait pas le succès qu’il a s’il ne se fondait sur des idées et des traditions qui, tout en étant grandement minoritaires n’en puisent pas moins leur légitimité dans la religion d’Allah, notamment en raison de sa proximité idéologique avec le wahhabisme, devenu religion d’Etat en Arabie saoudite après avoir combattu, depuis la fin du 18e siècle toutes les formes de religiosité qui lui faisaient obstacle.

 

Pour terminer sur la formation de l’idéologie jihadiste, on peut considérer que le modèle référentiel qu’elle a construit apparaît autant comme une doctrine religieuse que comme la dernière idéologie totalitaire du 20e siècle, après le nazisme et le communisme. Ces trois systèmes ont en commun la volonté d’imposer un ordre absolu en éliminant toute contestation interne, jugée comme de la trahison, et en désignant l’ensemble des autres systèmes comme ennemis. Ainsi, les jihadistes d’aujourd’hui tirent d’abord leur force, non de leur message religieux, mais de l’expérience du totalitarisme occidental, en particulier dans sa dimension révolutionnaire, de la globalisation du monde, de la faiblesse des démocraties et de la dimension exponentielle des technologies de l’information.

 

Apparu en Egypte au cours des années 1970, l’islamisme combattant va d’abord puiser dans les fractures du monde musulman, qui marquent la fin de la décennie, les ressorts de son expansion. En 1979, trois événements secouent le monde islamique qui avait déjà du mal à affirmer son unité face à ses propres contradictions. Il s’agit tout d’abord de la révolution chiite iranienne qui impose, y compris dans le monde sunnite lassé de ses dirigeants, la perspective d’une république islamique. En novembre de la même année des jeunes saoudiens prennent en otage des pèlerins de la Mecque pour dénoncer l’impiété de leurs dirigeants, tandis qu’en décembre l’invasion soviétique en Afghanistan provoque la colère du monde musulman. Ces fractures géopolitiques vont donner une nouvelle dimension, dans la communauté musulmane en perte de repères, au nombre réduit de figures radicales qui depuis 20 ans dénonçaient l’imposture des régimes musulmans pour mieux façonner la présentation simplificatrice de l’islam.

 

C’est le 6 octobre 1981 qu’aura lieu l’acte fondateur du terrorisme jihadiste, avec la mise à mort du président égyptien Anwar Al-Sadate, par une dizaine de soldats, lors d’une parade commémorant la guerre du Kippour. Le courant va ensuite pouvoir se former et se développer au sein de la « matrice afghane » mise en place par les services saoudiens et pakistanais pour accueillir et organiser, à proximité de la frontière afghane, des volontaires venus du monde musulman.

 

A partir des années 1990, le combat des jihadistes est dirigé contre l’ennemi proche les régimes tyranniques qui tiennent le pouvoir dans les pays musulmans. Le combat contre l’ennemi lointain n’est envisagé que comme une étape éloignée et secondaire car le monde infidèle ne pourra être envahi qu’une fois l’umma réunie dans un islam reconstruit. Mais les jihads locaux initiés, essentiellement en Egypte, en Algérie, en Bosnie, échouent tous dans leur quête du pouvoir. Une partie des mujahidin ayant combattu sur place vont alors rejoindre l’Afghanistan, où Al Qaïda a ouvert en 1997 des camps d’entraînements pour former une deuxième génération de combattants terroristes. Plus de 20 000 militants vont ainsi quitter l’Europe, l’Afrique, le Moyen-Orient ou l’Asie pour rejoindre les rangs d’Al Qaïda. De l’échec des premiers jihads locaux va ainsi naître un jihad international dont l’un des révélateurs sera les attentats du 11 septembre 2001. La perception de l’ennemi lointain évolue, il n’est plus seulement le monde infidèle que la reconstruction guerrière de l’umma permettra d’affronter à long terme. Il a maintenant la figure de l’impérialisme américain et de ses alliés occidentaux qui, par l’appui donné aux gouvernements musulmans apostats, permet à ces derniers de résister au jihad. La stratégie jihadiste va ainsi évoluer pour s’adapter à une nouvelle configuration du combat.

 

Sous l’influence de cette nouvelle vision, de nouveaux modes d’organisation se mettent en place et des organisations locales vont peu à peu se construire en demandant leur rattachement à Al Qaïda. L’objectif est double. Il s’agit d’une part d’enclencher une propagande par l’action – dans le monde musulman et dans le monde occidental -, afin de rallier peu à peu les masses musulmanes et de les inciter à rejoindre l’avant-garde islamiste. Il est aussi d’aboutir à la fondation d’un ou de plusieurs émirats islamiques, comme cela a été tenté en Afghanistan dans les années 90, afin de se doter d’une territorialité et d’étendre le jihad à des échelles régionales plus larges. La décennie 2000 va ainsi être marquée par une expansion du jihad sur des zones nouvelles, en Asie, au Moyen Orient, au Maghreb, en Afrique ou encore dans le Caucase qui se traduisent par l’émergence d’une multitude de mouvances et d’organisations. Ce foisonnement va aussi faire apparaître des rivalités locales et quelques dissensions internes sur la stratégie à suivre. Il va révéler, au final, une de fracture entre deux lignes de conduite défendue par Al Qaïda d’une part et l’Etat islamique issu son ancienne mouvance irako-syrienne. Cette rivalité vient cependant davantage traduire une fragmentation- marquée par des divergences de visions, d’intérêts géographiques ou d’enjeux d’égos – qu’un réel affaiblissement du phénomène jihadiste. L’expansion géographique constatée se double également d’un accroissement considérable de la menace dans les pays occidentaux.

 

Le front jihadiste, s’est en effet considérablement élargi au cours des années récentes, en particulier grâce à une redéfinition et à un élargissement de ses modes opératoires. L’émergence d’un véritable jihad virtuel constitue à cet égard un premier vecteur de succès. La propagande jihadiste se diffuse, surtout depuis la fin des années 2000, à travers une multitude de sites web, de recours aux réseaux sociaux, de forums de discussion, de sites de partage de vidéo, de revues de propagande et de formation online pour les activistes solitaires etc. Elle conquiert de nouveaux publics : les femmes invitées à s’engager dans le combat, les enfants enrôlés et endoctrinés de force, les jeunes souvent auto-radicalisés des pays occidentaux, les volontaires internationaux, selon des logiques qui peuvent aller du simple soutien logique ou financier en occident jusqu’à l’animation de filières de recrutement vers les terres du jihad.

 

Le recours aux actions délinquantes et la taxation des activités de trafiquants présents ou de passage dans les régions contrôlées par les jihadistes permettent à ces derniers de financer leur combat de l’Afghanistan au Sahel en passant parfois par l’occident.

 

D’un point de vue européen et français, le développement du jihad syrien a contribué à renforcer la menace, en offrant, depuis 2013 une terre de jihad de proximité. On comptait ainsi une vingtaine de volontaires français en janvier 2013 contre près de 1300 deux ans plus tard. Ce développement sans précédent soulève en premier lieu des enjeux d’ordre géostratégiques et sécuritaires. On constate en effet une progression géographique du jihad au Moyen–Orient et en Afrique tandis que celui-ci semble se maintenir en Asie du Nord (jusqu’au Turkestan chinois). Parmi les points chauds, le renforcement possible de l’emprise jihadiste sur la Lybie et ses multiples factions surarmées constitue probablement l’un des grands défis des années à venir. L’emprise de l’Etat islamique sur la région crée une menace d’un genre inconnu pour la communauté internationale et pose la question la question de la stratégie militaire et politique à adopter pour éviter l’embourbement. L’avenir du modèle des Etats nations est également posé dans ces régions confrontées à l’islamisme radical, au chaos et à l’abandon.

 

Au plan sécuritaire, la surenchère destructrice et « médiatique » à laquelle on a assisté depuis plusieurs années fait craindre le recours à de nouveaux modes opératoires, plus spectaculaires et plus meurtriers. De manière croissante semble se dessiner le risque d’attentats sous un mode nucléaire, radiologique, biologique ou chimique. Par ailleurs, les jihadistes ont évolué dans leurs objectifs de combat contre l’ennemi occidental. Conscients que les démocraties occidentales n’abandonneront pas leur soutien aux pays de l’ennemi proche, ils cherchent aujourd’hui à semer la division sur leurs territoires. Les frappes jihadistes visent ainsi à provoquer des réactions communautaires en chaîne afin de miner le système démocratique, à l’image ce qui s’est passé avec l’attentat du militant d’extrême droite Anders Breivik en Norvège.

 

Dans un tel contexte, c’est sur le triple terrain d’un bon sens, de la morale et du droit que doit s’engager le combat contre le jihadisme. Deux axes d’action apparaissent essentiels, dans l’approche interne des pays occidentaux, dans ce combat de riposte devenu vital. Le premier axe consiste à tenter de réduire l’idéologie jihadiste en étudiant les phénomènes de radicalisation et en cherchant comment les contrer efficacement.

 

C’est le sens de la seconde partie, qui traite surtout des dimensions anthropologiques et sociologiques, voire psychologiques du jihadisme. Elle tente de montrer la manière dont, en Europe, ce phénomène est incarné par deux types d’acteurs différents. En tout premier lieu, on trouve une jeunesse socialement exclue qui provient en France des banlieues et en Angleterre des poor districts. L’une de ses singularités est toutefois de drainer de manière significative – depuis le démarrage de la guerre en Syrie -, des jeunes convertis issus de la classe moyenne post-adolescente. Tout se passe comme si le lien anthropologique avec l’islam, assuré par la tradition familiale, était désormais de peu d’importance. On peut désormais s’attendre à toute sorte de conversions : du christianisme, du sécularisme voire même du judaïsme vers l’islam radical. On dénote également, l’importance croissante des jeunes femmes, voire des filles dans les rangs des convertis. Il apparait enfin que les familles sont très rarement au courant de la radicalisation de leurs enfants.

 

L’attrait du jihadisme chez une partie de la jeunesse des classes moyennes se fonde largement sur son aptitude à promouvoir des valeurs opposées à celles des sociétés européennes désenchantées, en perte de repères et d’autorité sur plan individuel comme sur le plan collectif. Il apparaît en ce sens comme une réponse aux effets anxiogènes de l’après Mai 68 ou encore à la dilution de la figure de l’Etat nation.

 

 

Le traitement purement judiciaire et répressif de la déradicalisation semble dès lors largement insuffisant pour répondre aux ressorts profonds des conversions ou encore à la diversité des profils psychologiques (ou des réactions individuelles à la réalité sanglante du jihad…). Se pose alors la question des stratégies adéquates à mettre en oeuvre pour favoriser durablement la sortie de l’emprise idéologique et de la tentation de la violence.

 

Le second axe de lutte contre le jihadisme est de renforcer la réponse judiciaire contre ceux qui s’engagent dans la voie de la violence ou son soutien. C’est l’objet de la troisième partie de l’ouvrage, qui pose les enjeux du traitement judiciaire de ce phénomène, en particulier la lutte contre les dimensions liées à l’Internet et les modes d’interaction entre la société et ses formes judicaires en évolution. Elle traite aussi de la comparaison avec les autres sociétés occidentales au sujet de l’extrémisme religieux dans ses dimensions juridiques.

 

Si la France dispose, depuis les années 80, d’un dispositif centralisé perfectionné de lutte contre le terrorisme, le jihadisme vient poser un défi à la lutte anti-terroriste en raison de ses caractéristiques particulières. Il constitue à la fois phénomène massif en termes de recrutement et très atomisé dans son mode de fonctionnement, il s’agit de plus d’un mouvement prosélyte, parfaitement intégré au tissu national et maniant à merveille les outils modernes de la communication mais aussi de la clandestinité. Il apparaît aussi exceptionnel en raison de ses objectifs où barbarie, mépris de la vie et de la dignité humaine sont érigés en marque de fabrique. Ces caractères spécifiques ont une incidence sur la capacité du dispositif en place à délivrer une réponse judiciaire effective et efficiente en matière de détection, de poursuite et de répression.

 

La lutte antiterroriste, alors qu’elle pourrait être considérée avant tout comme une problématique judiciaire, est également une problématique ressortissant de la compétence des services français de renseignement. On remarque cependant une disproportion entre les dotations des moyens de renseignements et judiciaires qui questionnent l’équilibre et de la cohérence du système de répression : 13 000 ETP pour le renseignement français contre 300 enquêteurs et magistrats… Au-delà de la réponse purement judiciaire qui ne sait travailler que sur le symptôme (la neutralisation des terroristes par la répression des infractions), c’est aussi la question plus large de la thérapeutique sociale qui est posée.

 

Renvois :

 

¤ David COSANDEY, Le secret de l’Occident (Science et développement) – FW N°29.

 

¤ Hamit BOZARSLAN, Sociologie politique du Moyen-Orient – FW N°41.

 

¤ Julien MAUCADE, L’Islam : une victoire inéluctable – FW N°46.

 

¤ Bertrand LEMARTINEL, Et l’homme créa la Terre… – FW N°47.

 

¤ Faouzia Farida CHARFI, La science voilée (Science et Islam) – FW N°49.

 

¤ ADONIS, Violence et Islam – FW N°58.

 

 

CDV